82 histoires à vous raconter !

Pointe Giordani – 4046m

Dénivelé positif : 2444m (approche 988m / sommet 1456m)
Refuge : OrestesHütte – 2600m
Accès depuis Gressonney-la-Tinité
Première ascension : 1801
Par la voie normale : Cotation F – Course glaciaire, rochers sommitaux faciles, vierge au sommet

La pointe Giordani est le premier sommet que l’on va réaliser depuis que l’on a entrepris le projet 4mil82. Nous nous sommes permis de parler et de compter les 4000m que nous avions déjà gravis sans remontées mécaniques puisque nous ne prévoyons pas de battre un record d’enchaînements. Le projet pour la fin janvier était d’aller faire une grande moisson de 4000 dans le Massif du Mont Rose où ils peuvent s’enchaîner assez facilement. Nous avions en tête de dormir au bivouac Giordani pour pouvoir enchaîner la pyramide Vincent, Corno Nero, Ludwigshöhe, Parrotspitxe, Signalkuppe, Zumsteinspitze. Cette moisson aurait pu être un bon début. De quoi nous donner des ailes et de la confiance pour commencer.

pointe-giordaniCela faisait plusieurs mois que je me préparais physiquement à ces efforts longs. J’enchaînais des semaines d’entraînements assez dures pour gagner en endurance. J’alternais des sorties longues de vingt à trente kilomètres sur chemin avec des séances de « fractionné » plus qualitatives. J’avais ajouté du renforcement musculaire en salle avec un entraineur pour faire essentiellement du gainage, renforcer le haut du corps et compenser le manque de relief de mon environnement. J’ai progressivement ajouté des séances d’escalade qui étaient salvatrices à plein d’égards. D’abord parce que c’est très ludique et que cela me permettait de ne plus être seule pendant l’entrainement.

pointe-giordaniArrivée prête pour profiter au mieux du moment, de la montagne et avoir l’esprit libre pour gérer ces courses était important pour moi. Mais c’était aussi un engagement que j’avais pris vis-à-vis de mon compagnon de cordée. Je devais être prête a minima physiquement. Nous avons tous les deux un quotidien bien différent. Fred est guide de Haute Montagne depuis 20 ans. Je le considère comme un sportif de haut niveau. Il n’a pas, comme certain, un autre métier à côté. Il est guide à plein temps et son métier est pour lui une passion, un style de vie et un « sacerdoce ». Il peut dater le jour de son « face à face initial » avec la montagne qui a marqué un avant et un après dans sa vie et ses envies. Il avait 8 ans. Il orientera ses études et tous ses choix de vie par rapport à cette relation essentielle qu’il entretient avec elle. Il passe plus de jours en montagne par an en tant que guide qu’un employé de bureau dans son entreprise. Les journées libres ? … il les passe en montagne à grimper, randonner, skier, crapahuter, réfléchir, méditer sur des parois rocheuses, des pentes de neige, des glaciers, des sommets, des couloirs ou des chemins escarpés. Il a toujours du mal à quitter la montagne. Les villes lui font horreur, les reliefs plats l’ennuient. Il considère que Chamonix est surpeuplé en été là où j’y trouve du calme et y vois presque un no man’s land. Il manque rarement un lever de soleil et se couche tôt pour mieux profiter de la journée suivante qui sera de toute façon physiquement chargée. Il mange lorsqu’il a faim et peu ou pas s’il n’a pas eu d’activité physique digne de ce nom.

Il ne vit pas seulement à la montagne mais il la vit au quotidien comme un besoin impérieux, une attraction inévitable. Au-delà de l’engagement physique que cette relation implique, je perçois chez lui un refus d’être privé de réalité par la vie sociale, une volonté d’échapper au monde humanisé. Il y a une forme d’ascèse dans sa pratique. Il ne parle jamais pour ne rien dire. Notre meilleur ami au sein de notre cordée est le silence même s’il peut prendre plusieurs formes : contemplation, réflexion, introspection, combat intérieur, admiration, état de paix. Fred ne parait pas toujours appartenir à notre monde. Il impose une distance un peu mystérieuse propre aux personnes habitées par la recherche de vérité. Mais l’alpinisme ne nous libère-t-il pas du bruit et des écrans qui nous éloignent de notre moi intérieur ?

pointe-giordaniQuelques jours avant mon départ pour Chamonix, Fred me fait part de bulletins météo très mitigés. Au lieu d’un bel anticyclone, les prévisions étaient catastrophiques. Nous aurions au mieux deux jours de beau temps. Mais comme cela reste des prévisions, nous avons décidé de partir. J’étais optimiste. Trop. Direction Gressoney-la-trinité, Italie.

Sur le parking, nous faisons l’inventaire. J’ai hâte de partir, de chausser mes skis, de me retrouver dans la montagne dont je rêve jour et nuit. Fred qui était en montagne avec des clients toute la semaine n’a pas eu beaucoup de temps pour préparer ce raid à ski. Il oubliera ses peaux de phoque. C’est la première fois qu’il oublie quelque chose en 15 ans de cordée. Habituellement c’est plutôt moi qui oublie et Fred qui sort de son coffre le casque manquant, le descendeur en plus, la doudoune du « on ne sait jamais ». Mais cette fois pas de jeu supplémentaire. Il faut trouver une solution, ici la location.

Mon sac est lourd. Les sacs de raid à ski sont toujours plus lourds que les sacs d’alpinisme en été. Il faut emporter le matériel d’assurage sur glacier, les crampons. Comme nous n’avons pas encore renoncé à bivouaquer deux nuits, nous emportons pas mal de nourriture. Sac au dos, je rie un peu moins. Je me concentre. J’essaie de me souvenir de la dernière fois que j’ai monté un sac de ce poids sur plus de 1500m de dénivelé. Et bien jamais !

Pourtant la montée au refuge se fera en douceur et sans douleur. La tentation de prendre les remontées mécaniques est là et je comprends qu’elle le sera toujours. Fred voit dans les remontées mécaniques une façon d’exercer plus longtemps son métier de guide en préservant son corps, je les vois comme une manière d’amener plus de monde en haute-montagne. Mais nous aurons l’occasion de revenir sur ce point parfois… souvent.

pointe-giordaniLe refuge de OrestesHütte est un petit paradis. A 2600m d’altitude, la gardienne, yogiste, sert des repas végétariens succulents et partage avec les visiteurs une paix intérieure qui semble l’habiter à chaque instant. Le seul problème de ce refuge est que l’on y est tellement bien que l’on n’a aucune envie d’en partir. Même le chat, un Main Coon, a l’air de nous inviter à rester et à partager sa torpeur quotidienne.
Nous testons nos balises de détresse, regardons une nouvelle fois la carte, parlons météo, regardons les livres de montagne ici et là… une vraie soirée en refuge.

Nous partirons tôt dans la nuit car la météo prévoit que le vent se lèvera en début d’après-midi. Le lever de soleil sera fabuleux avec cette lumière d’hiver radieuse et nette qui nous offrira des points de vue aux couleurs de layettes. Je me sens alors déjà comblée. Le vent des jours précédents a balayé le glacier de ses récentes couches de neige. Nous devrons quitter nos skis et mettre les crampons assez tôt. L’arrivée au sommet n’est plus qu’une cerise sur le gâteau. Une belle statue de la Vierge regarde avec nous l’horizon. Ce sommet n’a rien de difficile mais l’effort fourni lui donne un parfum de récompense : 2444m de dénivelé positif depuis Gressoney.
Fred cherchera un chemin pour rejoindre le sommet de la pyramide Vincent mais devra renoncer. Le rocher n’est pas en condition. Nous redescendons assez vite au refuge. En ski, c’est tellement plus facile !
Fred m’annonce à ce moment-là que nous devons redescendre. La météo ne s’arrangera pas sur le massif du Mont-Rose et sur aucun autre massif des Alpes. Rien de possible. Je suis atterrée. Le chemin de retour est une descente aux enfers. J’avais pensé aux moindres de détails, j’avais passé un temps infini à tout organisé et à me préparer… j’avais oublié la simple éventualité d’une météo défavorable. Voilà une résistance que je n’avais même pas imaginé une seule minute sur les trois derniers mois. Je m’étais perdue dans les détails.

Le retour à la réalité a été difficile mais a mis le doigt sur des aspects que j’allais devoir apprendre à gérer :

1 – Apprendre à vivre ce projet avec les aléas météo (une évidence),
2 – Ne pas laisser penser à Fred que je le crois connecté avec Zeus, Dieu du ciel, du climat, du tonnerre, des éclairs et de la foudre et donc responsable des météos pourries,
3 – Apprendre à mieux gérer mes émotions négatives.

Cette aventure sera pour moi une bonne leçon et l’occasion de réfléchir à nouveau à ce qu’implique ce projet pour moi.

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