Lagginhorn – 4010m

Dénivelé positif : 1433m
Refuge : Refuge Weissmieshütte – 2726m
Accès depuis Almagell Hütte
Première ascension : 1856
Cotation : PD (I/II) Course en rocher, difficultés modérées et discontinues.

Après le traditionnel rangement de sac, installation dans les dortoirs du refuge, le petit encas post-effort et une toilette « succinte », nous voilà à lézarder sur la terrasse du refuge. Fred discute avec un membre de la compagnie des guides de Chamonix ; j’écris dans mon journal quelques lignes pour me souvenir de la journée. J’essaie d’envoyer un message à ma famille mais sans grand succès. La paix en montagne est à ce prix.

J’entreprends de faire un peu de yoga sur le tapis de gazon artificiel qui recouvre ce balcon sur le Weissmies et le Lagginhorn. Cette séance n’est en fait qu’un pénible exercice de stretching qui peine à faire effet tant mes jambes sont raides. J’en oublierais presque le B-à-Ba : la respiration. Je revois mon maître de Yoga, Master Suresh passer dans mon dos et me dire : « Inhaaaale…. Exhaaaaaale… ». Je ferme les yeux et me retrouve dans son studio de Yoga Kalari dans Serangoon Gardens à Singapour où j’ai passé neuf années avant de m’installer à Bruxelles. Il fait tout aussi chaud. J’enlève mes tongs usées et marche pieds nus sur un sol moite à peine éventé par le petit filet d’air que peinent à produire des ventilateurs bon marché. Elles sont nombreuses de bon matin ses élèves, assidues et dociles à étendre leur tapis ce matin-là. Elles sont souples, élastiques, souriantes, à peine coiffées. Elles relèvent leurs cheveux et entament les premiers exercices avant même que Master ait fini ses ablutions matinales.

Je les observe du coin de l’œil et essaie de me détendre en faisant quelques exercices d’assouplissement.

Master fait son entrée et salue chacune d’entre nous comme un grand frère bienveillant et amusé de constater notre impatience à commencer. L’Asie se réveille en respirant là où l’occident boit un café. Que ce soit dans un bois, au pied de son immeuble, de son lit, dans un temple ou sur un tapis de yoga ou de prière, ils ont compris que la respiration est clé. Elle nous permet de prendre possession de notre corps, de nous aligner, de nous assouplir, de libérer des tensions. Conscientiser sa respiration ou simplement se concentrer dessus détend. Pas besoin d’être un grand yogi ou un boddhisattva. Respirer.

Je rouvre les yeux et m’aperçois que mon nez s’est rapproché de mon genou. Inhale… exhale…

Les gardiens de ce refuge sont souriants comme un bouddha en méditation. Chez eux c’est une nature et un point de départ, et non l’aboutissement d’un effort surhumain. Ils me font du bien. J’ai l’impression qu’ils sont heureux, ancrés. Cela m’aide à me sentir bien dans cette maison de pierres.

Je ne suis pas enthousiaste de gravir le Lagginhorn le lendemain. Il est sombre et rocheux. J’aurais aimé l’enchaîner après le Weissmies. Mais le temps n’était vraiment pas assez stable pour que l’on se lance. Je me résigne.

Nous partons tard, 4h30 du matin car l’isotherme est haut. Nous aurons besoin des heures les plus froides de la nuit pour espérer une neige correcte au sommet et à la redescente. Le temps sera mitigé en altitude nous faisant passer des Hauts de Hurlevent le matin à la montagne d’Heïdi l’après-midi. Mais j’aime la montagne à toute saison et par tous les temps. Elle me plonge dans des ambiances différentes qui font échos à des reflets de l’âme comme si elles se parlaient entre elles. Marcher sous une pluie abondante qui libère le parfum des écorces d’arbre et de l’humus de nos forêts de pins, résonne comme un dimanche après-midi de mon enfance en automne où l’on sortait cake aux fruits confits et tisane de verveine au coin du feu pour oublier que demain nous ne pourrons pas nous recroqueviller dans un vieux fauteuil pour mieux nous réchauffer. Le brouillard que nous trouvons pendant notre ascension ajoute un charme à notre épopée ; pas de bleu évident, juste un paysage complexe et changeant qui nous oblige à mieux le regarder et à en savourer toutes ses subtilités. Nous arrivons les premiers au sommet malgré notre départ tardif. Je brandis mes deux mains pour la photo à côté de la croix pour marquer notre 10ème sommet ! A ce moment-là, j’essaie d’imaginer les semaines à venir… Combien pourrons-nous en gravir ? Lesquels ? Allons-nous tenir le rythme ? Est-ce que la montagne nous laissera la parcourir en toute liberté, elle qui peine à tenir debout ?

 Nous entreprenons la redescente et croisons plusieurs cordées. Nous aurons en ligne de mire les remontées mécaniques que nous ne prendrons pas évidemment. Je serais trop triste d’écourter un temps que je pourrais passer en montagne… Le chemin que Fred prend est juché de fleurs de toutes les couleurs. Je les prends en photo pour ma mère, ma tante et toutes les femmes de cette génération que je crois toutes hypnotisées par les fleurs. Mais je comprends bien vite que mon œil a succombé à leur charme. Je m’aperçois que ces fleurs ne poussent pas au hasard et ont un sens de l’harmonie et de la posture inégalable. Altières, elles ondulent, dodelinent, plient sans casser au vent et aux intempéries. Une seule goutte de pluie sert de loupe à leur beauté. Les bleues s’acoquinent aux jaunes comme une évidence de beauté ; elles se regroupent élégamment. Les plus grandes ne font jamais d’ombres aux plus petites mais les mettent en valeur.
Nous mettrons plus de temps à la descente qu’à la montée et mon téléphone se chargera d’une centaine de photographies botaniques. Qui l’eut cru ?

Weissmies – 4017m

Massif de Mischabel et du Weissmies- 24 juin 2020 – Arête SE en traversée
Dénivelé positif : 2882m (approche 1288m / sommet 1251m)
Refuge : Almagellerhütte 2894m
Accès depuis Saas Almagell
Première ascension : 1855
Cotation : PD (I/II) Course en traversée très variée

LA MONTEE AU REFUGE
La montée au refuge depuis Saas Almagell a été une découverte minérale, un parterre argenté par la présence de mica dans le schiste comme me l’a fait remarquer Fred -qui a fait des études de géologie avant de devenir guide-. Je me suis transformée en petite pie, attirée par ce minéral brillant que je voulais emporter avec moi. J’ai ramassé des dizaines de pierres. L’une remplaçait l’autre. J’étais dans un magasin de pierres précieuses et devais choisir celle que j’allais ramener.  Je voulais pouvoir, une fois rentrée à Bruxelles, mettre ma main sur cette pierre et en sentir toutes les aspérités sous mes doigts comme une petite madeleine ou une photo qui vous fait vous souvenir non pas de ce que vous avez vu mais senti.

Le soleil se jetait sur ce rocher qui ne tardait pas à briller. Le refuge Almageller a utilisé ces pierres plates pour en faire des tables que l’on a investies pour boire une bière rafraîchissante et faire sécher toutes les affaires de mon sac, ma poche à eau ayant fui à la montée. Je n’étais pas encore totalement dans le rythme de notre course mais sentais déjà un bien-être indescriptible. Pouvoir aller d’un sommet à l’autre avec pour seule contrainte la météo et la faisabilité de la course.

LE WEISSMIES
Le Weissmies n’est pas connu comme étant un sommet difficile mais très esthétique et il ne me décevra pas. Choisir de le faire en traversée d’un refuge à un autre a augmenté l’intérêt de la course. Cette dernière est plus variée avec la montée vers le col Zwisdhbergenpass puis au sommet sur un tapis de neige parfaite, agréable à cramponner et une redescente par le champ de Séracs, sculptures de glace gigantesques où j’ai laissé ma main les caresser comme pour mieux les faire miennes. Mais là-haut le vent soufflait fort et a ramené sur les hauteurs des nuages en quelques minutes seulement, nous isolant du reste du monde. Les nuages avaient décidé de jouer avec nous, nous montrant furtivement quelques bribes du trésor que nous étions venus chercher durement.

QUE VIENT-ON CHERCHER AU SOMMET ?

Une bonne occasion de se demander ce que nous allons chercher là-haut ? Y-a-t-il une joie particulière liée à ce « haut lieu » ? Recevons-nous au sommet une poudre enchanteresse envoyée par les Dieux de la montagne qui nous accueilleraient comme Saint Pierre au Paradis ? Est-ce simplement le moment de la contemplation d’une création qui nous rappelle que nous n’en sommes pas au centre mais juste un tout petit élément quasiment inexistant, le sommet nous remettant à notre place dans l’ordre du monde. Ou alors, est-ce que, comme dans le taoïsme ou les voies de pèlerinage, la destination importe moins que le chemin ? La métamorphose de l’être et de son âme s’opère-t-elle dans chaque pas, comme ces fleurs qui poussent sans qu’on s’en aperçoive.
En alpinisme, nous marchons pour atteindre un point précis et non pour aller le plus loin possible ; notre esprit est concentré sur cet objectif lui donnant un statut particulier, un aboutissement, un ultime pas avant la redescente. Il nous tient en haleine et nous pousse à nous dépasser.

J’ai personnellement toujours une grande joie à arriver au sommet qui marque l’accomplissement de quelque chose. Les alpinistes ont l’habitude de se saluer, de se féliciter, de se taper dans la main ou de se photographier devant la croix ou la vierge – qui chapote nombre des sommets des Alpes – montrant le plaisir partagé mais aussi la gratitude envers son compagnon de cordée.

J’ai appris avec les années à me méfier de cette euphorie après laquelle j’éprouvais un passage difficile au moment de redescendre. J’ai essayé au fil du temps de considérer ces arrivées comme des passages subtiles dont je veux garder une trace indélébile mais qui ne sont qu’un maillon dans l’enchaînement d’une course réussie. J’ai appris également à imaginer que le sommet n’est pas ce point le plus haut sur le topo que j’ai étudié mais plutôt un point imaginaire qui se situerait encore un peu plus haut et qui me fait « arriver à la croix » comme une plume sur un sol dur.
Mais pour être honnête, je cherche encore à mettre des mots sur ce que je ressens et sur ce qui me pousse à aller là-haut. Évidemment, je me sens vivre. Je me sens forte. La montagne élargit le champ de mes sens, me confronte à des disproportions et des élargissements étourdissants auxquels mon cerveau, en s’y adaptant, devient plus « agile », plus performant ?
J’ai aussi l’impression d’échapper au monde des hommes tellement ordonné par les réponses qu’il a fournies pour mieux vivre en clan. Réponses qui peinent parfois à évoluer et chassent des pans entiers de la nature humaine dont nos prédispositions à vivre dans et avec la nature. Ce chemin vers notre programmation génétique initiale est donc un retour aux sources et un recentrage sur l’essentiel.

En redescendant du sommet du Weissmies, nous sommes arrivés dans une autre vallée moins champêtre. La présence de remontées mécaniques l’a quelque peu dé-naturé. Mais heureusement, les gardiens de la cabane du Weissmies ne l’ont pas déshumanisé… Bien au contraire…

Barre des Ecrins 4102m – Dôme des Ecrins 4015m

Dénivelé positif : 2882m (approche 1288m / sommet 1251m)
Refuge : Refuge des Ecrins 3175m
Accès depuis Ailefroide
Première ascension : 1864
Cotation : AD. Courte face de neige puis arête mixte
Variante (à droite du couloir Coolidge).

Le dé-confinement et la réouverture des frontières internes de l’Europe ont été annoncées au 15 juin 2020. Je décide de partir le lendemain et de profiter de quelques jours pour me ré-acclimater à l’altitude. Mon entraînement a été lourd, long et scrupuleux mais il ne m’a pas emmené plus haut que le plancher des vaches picardes. Le lendemain de mon arrivée, je choisis de monter en trottinant depuis Chamonix au Lac Blanc et d’arriver avant les premières bennes qui amènent toujours un flot de touristes avec qui je n’étais pas encore prête à partager ce coin de paradis. Le refuge était en train d’ouvrir pour la saison estivale se faisant livrer par hélicoptère nourriture et « outils barrière » pour lutter contre la seconde vague de COVID tant annoncée. Cet objet volant très identifié et dont l’empreinte carbone a été maintes fois calculée m’a fait réfléchir à nouveau à notre pratique de la montagne en mode self-service.

Comment en sommes-nous arrivés à autant de paradoxes ? Prendre un avion pour aller respirer le bon air en montagne ? Faire mille mètres de dénivelé positif pour aller manger une tarte aux myrtilles livrée par hélicoptère ? Prendre un téléphérique pour aller gravir un sommet ? Pourquoi aller marcher en forêt le matin et prendre sa voiture le soir pour aller chercher son pain à 500m de chez soi ? Je comprends que nous n’avons plus le temps de rien et que l’effort est un gros mot mais comment avons-nous pu confondre à ce point sagesse et précipitation ? Comme disait Edgar Morin : A force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on a fini par oublier l’urgence de l’essentiel. Lorsque je vois des cordées suréquipées arrivées en remontées mécaniques à 200m

d’un sommet de 4000m comme le Breithorn, je me demande bien quelle a été la démarche intellectuelle qui a pu conduire à cette pratique ? Partout où il y a facilité il y a foule. Or lorsque nous montons en montagne, nous essayons de nous élever et de nous retrouver nous-même grâce à un isolement souverain ; nous avons besoin de l’effort physique pour préparer nos yeux et dépoussiérer notre esprit de tous les raccourcis pris qui nous ont fait manquer l’attente, l’affût et enfin la surprise du sommet, de l’instant. Ici c’est une chute vertigineuse dont je peine à voir l’issue.

La redescente depuis les Aiguilles Rouges sera rapide me confortant dans l’efficacité de mon programme d’entraînement. Je me sens légère, pleine d’énergie et surtout avide de commencer à gravir ces sommets que je n’ai pu observer que sur des cartes ou dans des topos parfois assez absconds. Cette impatience m’habite depuis des mois. J’y suis presque habituée. Et je sais qu’un jour elle me manquera. Je monterai le lendemain au Mont Joly pour déjeuner avec mon amie d’enfance Anna à Saint-Nicolas-de-Véroce. 
La fin de journée sera entièrement dédiée à la préparation de mes affaires. C’est souvent un casse-tête. Ne rien oublier bien sûr mais surtout faire le tri entre l’utile et le futile. La futilité en montagne n’est pas aussi légère qu’en vallée. Elle a un poids que l’on doit porter pas après pas, sur des arêtes en plein vent ou des parois à escalader, pendant les longues marches d’approche et les redescentes. C’est un casse-tête avec nous-même et nos contradictions. Pour résumer, l’utile est tout ce qui est nécessaire à la survie (matériel de sécurité, de protection, nourriture), le reste fait partie du confort et de l’hygiène qui peut être utile pour prolonger le temps passé là-haut. Fred et moi ne classons pas tout dans les mêmes cases. Il ne résistera pas à me faire déballer tout mon sac et à trancher sur mes dernières questions métaphysiques.
Nous partons le lendemain pour les deux 4000 du Pelvoux dans le Massif des Ecrins. A 4h de route de Chamonix, l’ambiance est très différente. Les montagnards ne sont pas les mêmes qu’à Chamonix. Ils semblent ne rien avoir à prouver, et ne pas être dans la course du toujours plus.
N’ayant pas grimpé depuis des mois, Fred me propose sagement d’aller retrouver quelques réflexes en rochers. Nous partons pour la « Snoopy directe » recommandée par le guide Alain Chèze du bureau d’Ailefroide. L’endroit est magique. Au fond d’un superbe vallon où coule une rivière d’opérette, notre proie se trouve au milieu de centaines de voies pour ne pas dire milliers. Le plaisir de sentir à nouveau le rocher sous mes doigts, de chercher ses aspérités pour prendre des appuis légers et précis, aligner pieds et bassin, lancer la danse… Voici un de mes jeux favoris désormais.
Les heures sont passées trop vite. Et pourtant mon empressement pour aller plus haut est intact. Je veux partir, renouer avec les hauteurs.

Nous partons le lendemain matin pour une belle marche d’approche qui se terminera sur le glacier Blanc pour arriver au refuge des Ecrins. L’ambiance est très française, efficace, sans fioritures. Quand Fred part pour le traditionnel « apéro des guides », je rêve de tous les sommets qui m’attendent et je dessine les deux qui nous attendent demain en les regardant par la fenêtre. Ils sont enneigés, plus que d’habitude. Quatre-vingts centimètres sont tombés il y a trois semaines. Nous devrons probablement faire la trace sur la traversée… Il m’est difficile de détourner mon regard de cette barre de neige et de rochers. Je la contemple, l’observe, l’imagine en hiver et pense aux premiers qui l’ont gravie. En dessinant la Rimaye, j’espère ne pas avoir à la franchir ; elle m’impressionne. L’itinéraire ne paraît pas compliqué mais le premier mur de neige est raide. Si je suis impressionnée par la Barre des Ecrins qu’en sera-t-il du Brouillard ou de Peuterey. Tout à coup, je me sens toute petite. Ai-je été à ce point arrogante pour penser que j’y arriverai ?

Le matin, nous ne sommes pas seuls à partir. Une cordée est plus rapide que les autres mais elle part vers le Dôme. Nous montons rapidement ce couloir de neige raide et sans interruption. Fred au fur et à mesure de notre approche analyse comme à son habitude le terrain. Comme les inconnues sont nombreuses, je ne pose pas de questions. J’observe avec lui. Il décide de partir droit dans la pente un peu à droite du couloir Coolidge (une des variantes de la voie normale). Mais le manteau neigeux n’est pas stable. Il s’approche avec détermination de la Rimaye que j’ai dessinée la veille. Il passe mais le pont de neige s’effondre derrière lui me laissant devant un trou béant et glacial. Quelques mètres plus loin, un bruit sourd me fait sursauter. Un énorme bouchon de neige s’effondre. Il semble avoir été aspiré par le ventre du monstre qui se cache dessous. Impressionnant. Fred n’en fait aucun cas. Il fait simplement demi-tour pour me faire passer un peu plus loin. Lorsque je lui parle de ce que je viens de voir, il ne relève même pas un sourcil et me fait remarquer que j’en verrai d’autres pendant les 75 prochains sommets. Je salue le monstre qui se cache sous mes pieds et décide d’avancer, de ne plus y penser. Après tout, il n’avait peut-être pas si faim ce jour-là.

Nous arrivons sur l’arête assez facilement après cela. Nous avançons sur ce joli fil fait de rocher sec ou enneigé qui nous invite à regarder tantôt à bâbord, tantôt à tribord… Mais ce ne sont pas des flots ou petits clapotis de chaque côté mais des à-pics vertigineux sur lesquels notre cerveau a de la peine à évaluer la profondeur. Pas un côté pour se réfugier en cas de déséquilibre. Je sais que je dois m’y habituer et vite. Les prochaines courses seront souvent plus impressionnantes.

Les autres cordées vont comprendre assez vite que le choix de Fred était le meilleur après plusieurs tentatives infructueuses. Ils nous emboîteront le pas. Nous mangeons une poignée de fruits secs au sommet parmi lesquels nous glissons toujours quelques carrés de chocolat. Nous attendons l’arrivée des autres cordées au sommet pour repartir sur l’arête. Croiser quatre personnes sur une arête où l’on cherche de la place pour un pied n’est pas chose aisée. Un échange de félicitations plus tard et nous voilà repartis. Le cirque qui nous entoure est splendide. Juste assez d’à-pic pour se sentir vivre. La forme de cette montagne est unique. Elle lui donne un caractère particulier. Terminer par le Dôme est une promenade de santé mais qui permet de souffler un peu avant la longue redescente qui nous attend. Vingt-cinq kilomètres de « bambée » sur un glacier où la neige « a transformé ». Elle est molle. Nos chevilles se tordent à chaque pas. Ne pas trop retenir son pas mais ne pas s’enfoncer et garder le rythme. Quelques heures plus tard et couches de vêtement en moins nous rejoindrons le parking. Je quitte mes chaussures d’alpinisme et chaussettes et vais marcher dans la neige pieds nus pour calmer le feu qui a pris sous la plante de mes pieds. La rivière quelques mètres plus loin finira de me remettre sur pieds après ces 1250m de D+ et 2500m de D-. Le jeu est lancé. Il faut maintenant enchaîner. Nous partons pour le Weissmies et le Lagginhorn…

Strahlhorn – 4190m

Frédéric Bréhé au sommet du Strahlhorn

Dénivelé positif : 1468m
Refuge : Britanniahütte – 3030m
Accès depuis Saas Fee
Première ascension : 1854
Par la voie normale : cotation : PD+ – longue course glaciaire

Nous vous proposons un regard croisé de cette ascension. La première version de cette journée a été écrite par Frédéric et la deuxième par Jordane. L’occasion de tester la sélectivité de nos mémoires et les différentes de point de vue.
C’est une façon de nous rappeler que chacun peut suivre la même trajectoire sans jamais vivre l’instant de la même manière.

Version de notre ascension au Strahlhorn par Frédéric

Passage des mondes ; la nuit garde dans ses filets les fantasmes et les peurs, quand au petit matin les cordées attablées commencent à vivre leur projet. Nous ne sommes que quelques-uns dans la salle à manger; le gardien ne s’est pas senti utile. C’est un gros fût métallique qui déverse goutte à goutte un café tiède presque froid, ce dernier n’ayant pas su garder la chaleur qu’on lui avait confié pour la nuit. La machine au service de l’homme…

Pourtant nous comptons ces quelques mots échangés, ces sourires bienveillants, qui éveillent à la réalité d’une journée longuement imaginée. Il faut admettre que moi, gardien, j’en aurais sans doute fait de même. Parfois on préfère même qu’il reste coucher mais l’équipe que nous avons rencontré à Britannia étant fort sympathique ; c’eut été un plaisir d’échanger avec eux un dernier sourire avant le départ. Ce sera pour le retour.
Bien souvent s’équiper est un moment laborieux quand dans un petit espace tout le refuge se retrouve pour enfiler chaussures et baudriers et autres matériels de gladiateurs des sommets. Le petit nombre que nous sommes nous permet même d’apprécier ce moment, qui en situation ordinaire s’apparente souvent à une bousculade. Nous sortons.

rimpfishorn–4199mDehors, le soleil se cache encore derrière les cimes du Weissmies, mais le ciel ne laisse aucun doute quant à ses intentions. Il fera beau toute la journée ! Les dernières préoccupations s’envolent. Hier, nous étions au Rimpfishorn. Aujourd’hui nous envisageons de gagner le sommet de son voisin qui lui aussi culmine à plus de 4000m d’altitude. Il s’agit du Strahlhorn (4190m), un sommet facile, mais un belvédère majeur sur les sommets du Mont Rose.

Skis aux pieds. Une courte descente sur une pente verglacée nous mène aux abords de l’Allalingletscher. La première partie de l’itinéraire est commune à celle de la veille et je me surprends à aimer tout autant cette paisible montée. Sous l’Allalinpass, nous prenons au sud en direction de l’Alderpass. Quel plaisir d’être là, libérés de toutes considérations techniques. Nous dépassons les dernières cordées ; le glacier s’offre à nous, vierge de volontés humaines, puissant, massif. Il s’impose et nous écrase en nous laissant paraître tels deux insignifiantes silhouettes errant à sa surface. Nous sommes là, ignorés de tout, existants pour nous-même dans l’indifférence des montagnes. Cette conscience profonde de soi et le mouvement répété de nos pas nous plonge dans une transe qui efface l’effort, oublie le temps et qui finalement nous amène sans que l’on s’en aperçoive en contrebas de l’Alderpass. La faim, la soif, l’envie de profiter, nous nous arrêtons.

Nous sommes au pied de la paroi est du Rimpfishorn, un amphithéâtre naturel où pointe à l’est le sommet du Strahlhorn. Nous observons l’itinéraire. Le passage classique a été balayé par le vent, et la glace luisante apparaît à plusieurs endroits. Nous profitons d’être arrêtés pour mettre les couteaux car quelque chose me dit que nous risquons d’en avoir besoin. A nouveau dans la danse nous passons en contrebas du col. La neige comme prévu devient dure, la pente se raidit et traversant une large plaque lisse vers la droite nous gagnons le fil de l’arête. A cet instant le panorama couvre une grande partie des Alpes. Du Mont Rose au Mont-Blanc, nous énumérons les sommets, certains que nous avons déjà gravis et d’autres qui nous attendent. Juste sous nos pieds la vue plonge sur des glaciers immenses qui se rejoignent pour couler ensemble en direction de la vallée de Zermatt. Il y a bien sûr le Cervin, isolé, majestueux, refusant de partager sa gloire avec les autres géants ; il trône fièrement, dominant, écrasant, effaçant ceux dont l’allure n’a pas le même élan.

Un court passage en glace bleue, nous nous encordons, une glissade ici serait fatale. A présent, une large croupe nous conduit vers le ciel, où le Strahlhorn finit de grandir par quelques rochers en équilibre. Nous voici à la croix. Les plaines italiennes se cachent sous une immense mer de nuage qui court sans s’interrompre jusqu’à un horizon brumeux que nous ne pouvons voir. A cet instant le bonheur que nous vivons contraste avec le drame qui se cache pudiquement sous cette étendue cotonneuse. Face à la progression du coronavirus, les italiens nous ont devancés en confinant l’ensemble de la population, et je ne peux m’empêcher d’imaginer ce ciel fermé comme étant la voute d’une immense prison. Nous savons vivre un sursis de liberté, ce qui très certainement tempère notre joie égoïste.

Après une pause déjeuner, nous entamons la descente par le même itinéraire. La neige croutée par endroits rend le ski difficile, et, agacée par les difficultés rencontrées, Jordane me propose de poursuivre seul pour profiter de la descente. Voilà plusieurs années que Jordane pratique la montagne en ma compagnie, et il serait juste de ma part de reconnaitre son expérience en acceptant de la laisser seule trouver son chemin entre les crevasses ; elle a acquis d’ailleurs une lecture particulièrement fine et juste des glaciers.

Je l’abandonne donc à son triste sort au milieu d’un champ de crevasses et enfin libéré je peux glisser à ma guise sur cette neige finalement pas si mauvaise. Je ressens en m’éloignant une sorte de plaisir jubilatoire ; ainsi au rythme d’une exquise godille je dépose un moment ma médaille de guide. Elle est parfois un peu pesante et nous demande d’avoir un comportement irréprochable en toute circonstance. Imaginez ce que les risques liés à la pratique de la montagne peuvent générer chez certaines personnes. Nous ne sommes pas seulement des « agents de sécurité des hauteurs » mais aussi des confidents, des médiateurs entre nos clients et leurs angoisses… Plus bas sur le glacier je plonge au travers d’une mer de nuages que je n’avais pas vu monter. Ma vision se réduit à quelques mètres et c’est en suivant l’ombre de la falaise immense soutenant l’Alalinhörn que je parviens à retrouver l’endroit où ce matin nous avions fixé les peaux de phoque. Une courte remontée me permet tout juste de m’extraire du brouillard et de retrouver le refuge suspendu dans le ciel flottant sur un lit de coton. Je vais pouvoir boire une bière au soleil en attendant ma coéquipière.

Voilà deux heures que j’attends… !!!??

Jordane aveuglée par le brouillard a dérivé vers le centre du glacier, évoluant à présent dans une zone dangereusement crevassée. Elle ressent soudain une décharge dans les jambes. Le sol s’est affaissé ! Un trou d’à peine vingt centimètres s’ouvre au bout de sa spatule. Faire demi-tour solliciterait trop fortement la fragile structure de neige. Prudemment elle avance un ski pour enjamber la vague fissure qui se dessine. Pfouhhhh ! Jordane allongée sur le dos regarde avec stupéfaction l’ouverture béante six mètres plus haut dans la voute de glace. Elle reste figée là quelques instants, passant en revue une à une chaque partie de son corps. Par chance sa chute a été amortie par une épaisse couche de poudreuse et hormis une bosse sur le front elle ne décèle aucune douleur majeure. Très vite les souvenirs d’un exercice réalisé quelques mois auparavant sur le glacier d’Argentière lui reviennent. Déchausser les skis, se sécuriser avec une broche à glace, mettre les crampons, sortir le piolet et tenter de sortir de ce piège. Le pont de neige sur lequel elle se trouve remonte en pente douce vers un autre trou de lumière ; sortir par là où elle et entrée est impossible. Arrivée au point le plus haut, elle parvient à peine à toucher le plafond de neige avec le piolet. Elle taille une marche dans la paroi et en se redressant sur la pointe des crampons elle agrandit le trou par lequel la lumière lui parvient. Après de nombreuses tentatives, comme une marmotte au Printemps, Jordane fait surface au milieu du glacier. Entre temps, le brouillard s’est dissipé et elle aperçoit le refuge environ un kilomètre sur sa gauche. Malheureusement un ski est resté au fond de la crevasse, et pas question d’y retourner… Je finissais ma deuxième bière lorsque j’aperçut Jordane, avançant péniblement dans la neige profonde cent mètres plus bas…

Peut-être avez-vous cru à cette version de l’histoire… Et bien non, je n’ai pas souhaité laisser ma médaille de guide, je n’ai pas voulu abandonner ma compagne de cordée et je ne le ferai jamais. C’est une règle impérieuse en montagne en particulier sur un glacier même si tout est réuni pour nous donner confiance dans les éléments qui nous entourent. Alors, je lui souris tout en ignorant sa proposition. Quelques conseils et virages plus loin ma chère élève finit par imposer ses choix de direction à ces satanés skis. Puis peu à peu la neige devenant meilleure nous glissons facilement jusqu’au refuge.

La réalité nous assaille lorsque s’affiche sur mon tel de nombreux messages m’alertant de la fermeture imminente des frontières à cause de la propagation de ce fichu virus. Nous devions passer une nuit supplémentaire ici afin d’enchainer le lendemain, l’Allalinhorn et l’Alphubel. C’est avec une profonde déception que nous décidons de mettre fin à cet épisode alpin. Une dernière bière à Saas Fee, et dépités, silencieux nous rejoignons la France où une longue période de confinement nous attend.

Version de notre ascension au Strahlhorn par Jordane

3ème jour à plus de 3000 mètres d’altitude. Je n’ai pas de réseau depuis deux jours. Fred reçoit lorsqu’il se penche dangereusement à la fenêtre de son dortoir quelques messages parfois énigmatiques : « le gouvernement est sur le point de déclarer le confinement pour tous », « les frontières vont fermer ». J’ai du mal à croire à cette actualité eschatologique. J’ai l’impression que l’on veut me faire regarder un nième film catastrophe. Ma réalité du moment est très différente.

Nous nous réveillons plus tôt car la journée sera belle et chaude. Le Strahlhorn est une longue course glaciaire d’opérette. Elle n’a rien de difficile et est très esthétique. D’abord une belle traversée sur glacier que nous avions remonté la veille pour aller au Rimpfishorn. Nous sommes quatre cordées à partir ce jour-là. Mais nous sommes de loin les plus en forme ou les mieux acclimatés. Fred aura envie de dessiner une trace bien différente de celles qui s’offrent à nous et c’est tant mieux ! Je n’aime pas suivre les traces que beaucoup de cordées ont empruntées. Fred fait partie de ceux qui aiment écrire leur propre partition de musique sur la neige ou sur rocher. Et cette page blanche, il la contemple généralement déjà la veille si la vue le permet, puis ne la quitte presque pas des yeux en s’en approchant. Il la regarde comme s’il avait besoin de l’apprivoiser ou d’essayer plusieurs airs avant d’en écrire la version définitive. Mais « faire la trace » ne fait-il pas partie intégrante du jeu de l’alpinisme ? Observer le relief, les conditions de neige, du rocher pour trouver le meilleur itinéraire, celui qui nous mènera au sommet sans risque, sans être exposé à des éboulements, à une neige trop en glace, éviter les ruptures de pentes amies des crevasses et les corniches dangereuses. C’est aussi déclencher des conversions au bon endroit pour s’économiser. C’est parfois un pari mais souvent un bonheur lorsque l’on réalise une « belle » trace. Ce jour-là, il sera inspiré. Sa trace nous donnera une bonne heure d’avance sur les seconds et du temps pour savourer le sommet en toute tranquillité.
Je me sens galvanisée par cette course ; son esthétisme et les conditions sont vraiment exceptionnels. Je n’ai décidément rien d’autre à faire que d’être heureuse aujourd’hui ! Savourer le moment. Respirer en reprenant possession de mon souffle. Ecouter mon cœur battre, sourire au soleil, à la vie.

Nous arrivons au rognon qui précède le sommet. Mon téléphone sonne et me rappelle soudain qu’il y a une civilisation souffrante quelques milliers de mètres plus bas. Je décroche sans réfléchir. C’est un appel sans intérêt. Je raccroche presqu’aussitôt pour profiter du réseau et donner des nouvelles à Greg, mon mari. Il est en réunion de crise au bureau. Il a le souffle court. Il est sorti de sa réunion pour savoir si je ne l’appelais pas aussi au secours. Sa voix signe une inquiétude à peine masquée. Il a déjà compris ce que voulait dire confinement pour son activité, pour les employés dont il a la charge. Il est inquiet. Il doit aller vite. Il doit prendre des décisions qu’aucune école de commerce ou d’ingénieur n’a placé dans ses manuels, même en annexe. Il doit garder son sang-froid et les idées claires.
Il gèrera dans les semaines qui suivront des burnouts, des chômages partiels, des vacances forcées, devra anticiper des problèmes de trésorerie éventuels, créer des relais de croissance en quelques jours. Il prendra des décisions difficiles. Il s’endormira les yeux ouverts. Il nous regardera sans nous regarder. Il descendra manger comme un prisonnier de ses idées, sans goût ni plaisir.

Avec moi, il se montre rassurant. Il ne contredit pas le programme que je lui annonce pour le lendemain : nous prévoyons d’enchaîner l’Allalinhorn et l’Alphubel depuis le refuge Brittania.

Nous montons au sommet. Les fées italiennes ont installé un écrin de nuages pour les sommets qui se donnent à nous. Fred nous fait aller jusqu’à une petite pointe, légèrement après la croix pour être sûrs que nous avons bien foulé le sommet. Superstition ou souci du détail ? Je le saurai peut-être après quatre-vingt deux sommets avec lui.

La descente sera rapide même si la neige aura transformé et sera de celle que je n’aime pas : collante. Je propose à Fred de profiter de la descente et de ne pas m’attendre. Il sourit et finit par me rappeler l’intérêt d’être deux en cas de problème.

Retour au refuge. Un nouveau message. « Vous avez 48h pour choisir votre lieu de confinement. La France va fermer ses frontières. »

Cela ressemblait à l’annonce d’une déclaration de guerre, terme que reprendra notre Président quelques jours plus tard. Fred me fait une explication de texte assez directe : « On redescend. Il faut que tu rejoignes Bruxelles avant la fermeture des frontières et moi Chamonix ». Je me demandais encore si le refuge ne pourrait pas nous héberger une nuit de plus pour finir ce que l’on avait commencé : gravir 4 sommets en 4 jours.

Je finis par l’entendre. J’attrape toutes mes affaires comme un pompier qui vient d’entendre la sirène incendie. J’aurais le temps de réfléchir en descendant jusqu’à Saas Fee.

Nous rechaussons nos skis. Une nouvelle journée commence.

Rapidement en bas, nous reprenons la voiture jusqu’à Chamonix. Quelques heures plus tard, dans la nuit, je remonterai vers Bruxelles pour arriver à la frontière avant midi.

Retour à la réalité brutal, contraste violent, excitation malsaine de savoir ce qui va advenir sans avoir pleinement conscience des conséquences de cette pandémie. La mort n’a pas de visage à ce moment-là.

Rimpfishorn – 4199m

Dénivelé positif : 2882m (approche 1274m / sommet 1608m)
Refuge : Britanniahütte – 3030m
Accès depuis Saas Fee
Première ascension : 1859
Par la voie normale : Cotation PD+ – longue approche glaciaire et brève section mixte et technique finale

Dans la semaine qui a précédé cette ascension, nous avons eu une réponse positive de sponsoring de la marque Millet, spécialiste de l’équipement d’alpinisme, qui a accepté de nous fournir du matériel technique pour nos ascensions. En haute montagne, l’équipement n’est pas un détail, il est question de survie. Je me souviens tellement de mes premières expériences en montagne, pas ou peu équipée du tout. Je ne comprenais pas comment certains pouvaient endurer de telles sensations inconfortables (manque d’amplitude, de respirabilité, d’imperméabilité…) ; je prenais tous les montagnards pour des sur-hommes. J’ai rapidement compris que l’équipement faisait une grande différence dans le froid et l’effort long en altitude.

jordane-frederic-rimpfishorn–4199m

Lors d’un tour des Annapurnas avec mon mari, je me souviens d’un ami qui aurait pu perdre tous ses orteils en passant simplement le col Thorong la en Himalaya avec des chaussures non adaptées. Il nous avait pourtant critiqué largement sur l’utilisation de membranes techniques qui lui paraissaient être une pure invention marketing. Bien sûr, lorsque nous avons dû le déchausser pour lui éviter des engelures à 5416m d’altitude, son discours avait quelque peu changé et il ne tardera pas à son retour à aller faire un tour au Vieux Campeur.

Avant de partir pour Saas Fee, nous avons récupéré des tenues complètes allant de la veste Gore Tex Pro au pantalon en passant par des doudounes, bonnet, sac à dos et vestes polaires. L’équipe Millet a fait son maximum pour nous équiper dès nos premières ascensions mais nous sommes partis sans avoir pu les tester. Ce jour-là, Fred m’a appelé pour m’annoncer que le Col des Montets était fermé et que je devais arriver le plus vite possible pour passer à 12h35 le tunnel de Vallorcine escortés par la gendarmerie. Après cela, nous ne pourrions plus rejoindre la Suisse. Ni une ni deux, j’ai mis les cartons de matériel dans le coffre et suis partie en trombe vers Chamonix. Une fois arrivée, pas le temps d’essayer quoique ce soit. Nous avons tout mis en vrac dans la voiture et pendant les premiers kilomètres nous énumérions tout ce que nous espérions avoir « bazardé » dans la voiture. Nous n’étions pas très tranquilles.

jordane-frederic-rimpfishorn–4199mL’arrivée sur le parking de Saas Fee a nécessité un peu de ménage. Nous avons étalé tout le matériel, essayé les pantalons et vestes, éléments essentiels de l’équipement. Nos premières sensations étaient bonnes. On est rapidement passés du stade sceptique au stade extatique comme des enfants au pied d’un sapin de Noël. Je passe un baudrier et peux rentrer ma veste dedans, ouf. Je fais quelques mouvements de crawl pour voir que la veste ne sortait pas du baudrier, double ouf. Je compte les poches, les ouvre facilement avec des gants. Leur taille est parfaite. La veste s’ouvre sous les bras. Le col peut remonter assez haut pour protéger une bonne partie du visage en cas de vent. J’attrape un casque et met la capuche de la veste par-dessus. Triple ouf ! Ca fonctionne ! Le pantalon est à la bonne taille et ajustable. Il est assez large en bas et assez robuste je pense pour résister à quelques coups de crampons maladroits. Nous sommes soulagés et impatients de tout tester dans de vraies conditions. Nous nous dirigeons vers l’hôtel d’un pas léger, presque danseur. Merci Millet !

jordane-rimpfishorn–4199m

Arrivés à l’hôtel, nous savions que les remontées mécaniques allaient être fermées à cause du Covid 19. Cela ne nous impactait pas puisque nous n’avions pas prévu d’en prendre. Nous savions en revanche que cela allait en décourager plus d’un.
Le lendemain, nous sommes montés de 1274m sur des pistes désertées. Plus rien ne fonctionnait. Le silence était inhabituel. Nous avions l’impression d’avoir été plongés dans un film catastrophe où l’annonce d’un cyclone aurait fait fuir la population. C’est bien sûr la première fois de l’histoire de l’humanité que l’économie s’arrête à l’échelle mondiale pour protéger la vie. D’ailleurs, même les guerres n’ont pas tout arrêté de façon aussi brutale. Le refuge Britannia, belle bâtisse de pierres aux volets rouges et avec une terrasse splendide, devait être plein ce week-end-là. Il s’était vidé de moitié ; le gardien nous a réparti largement dans les différents dortoirs pour éviter toute promiscuité. Nous devions respecter un mètre entre chaque personne à table et plus si possible entre les cordées. Le refuge s’était presque transformé en hôtel de luxe !

jordane-frederic-rimpfishorn–4199m

Nous sommes partis le lendemain au lever du soleil qui ne nous quitta pas de la journée; nous savions que les frontières étaient en train de se fermer, que nous ne retrouverions pas le monde comme nous l’avions laissé mais nous étions heureux d’être loin du tumulte ambiant.

Depuis le refuge, le Rimpfishorn se montre sous son flan est, plissé par plusieurs couloirs rocheux qui lui ont donné son nom (« rimpfen » : « plier »). On ne découvre le chemin jusqu’au sommet qu’après la longue traversée de l’Allalingletscher et l’Allalinpass qui s’est avéré être en glace. La course est assez longue et se termine par 200m d’arête rocheuse volcanique. La vue au sommet est absolument fantastique et permet d’admirer un très grand nombre de sommets de plus de 4000m d’altitude. La mer de nuage sur l’Italie ajoutait une touche féérique au paysage. Nous sortons téléphone, caméra pour immortaliser ce moment et surtout pour le partager avec le plus grand nombre. Le pouvoir de la photographie n’a pas de limite ! Il nous permet de figer ces moments d’intense bonheur. Mes enfants se souviennent en priorité des moments qu’ils ont pu revoir en photos et qu’ils mettent naturellement dans leur « time capsule » ou dans l’histoire de leur vie. Si l’on en critique l’usage excessif qui empêche quelque part de profiter du moment, je dois reconnaître que je ne pourrai faire sans aujourd’hui et sais que les photos que je prends restent rarement longtemps sans être ouvertes. Il m’arrive même parfois de les laisser volontairement fermées pendant un long moment pour avoir le plaisir de les re-découvrir. Je les trouve toujours plus incroyables avec le temps.
Nous ne profiterons pas assez du sommet comme toujours. Le sommet du Rimpfishorn n’est pas franchement confortable. Nous ne nous assiérons que très peu de temps avant de redescendre.
La descente sera un peu chaotique pour moi. Mes crampons ne sont pas adaptés à ce terrain rocheux et j’ai encore beaucoup à apprendre. Je sens Fred impatient derrière moi.

Pointe Giordani – 4046m

Pointe-giordani
Dénivelé positif : 2444m (approche 988m / sommet 1456m)
Refuge : OrestesHütte – 2600m
Accès depuis Gressonney-la-Tinité
Première ascension : 1801
Par la voie normale : Cotation F – Course glaciaire, rochers sommitaux faciles, vierge au sommet

La pointe Giordani est le premier sommet que l’on va réaliser depuis que l’on a entrepris le projet 4mil82. Nous nous sommes permis de parler et de compter les 4000m que nous avions déjà gravis sans remontées mécaniques puisque nous ne prévoyons pas de battre un record d’enchaînements. Le projet pour la fin janvier était d’aller faire une grande moisson de 4000 dans le Massif du Mont Rose où ils peuvent s’enchaîner assez facilement. Nous avions en tête de dormir au bivouac Giordani pour pouvoir enchaîner la pyramide Vincent, Corno Nero, Ludwigshöhe, Parrotspitxe, Signalkuppe, Zumsteinspitze. Cette moisson aurait pu être un bon début. De quoi nous donner des ailes et de la confiance pour commencer.

pointe-giordaniCela faisait plusieurs mois que je me préparais physiquement à ces efforts longs. J’enchaînais des semaines d’entraînements assez dures pour gagner en endurance. J’alternais des sorties longues de vingt à trente kilomètres sur chemin avec des séances de « fractionné » plus qualitatives. J’avais ajouté du renforcement musculaire en salle avec un entraineur pour faire essentiellement du gainage, renforcer le haut du corps et compenser le manque de relief de mon environnement. J’ai progressivement ajouté des séances d’escalade qui étaient salvatrices à plein d’égards. D’abord parce que c’est très ludique et que cela me permettait de ne plus être seule pendant l’entrainement.

pointe-giordaniArrivée prête pour profiter au mieux du moment, de la montagne et avoir l’esprit libre pour gérer ces courses était important pour moi. Mais c’était aussi un engagement que j’avais pris vis-à-vis de mon compagnon de cordée. Je devais être prête a minima physiquement. Nous avons tous les deux un quotidien bien différent. Fred est guide de Haute Montagne depuis 20 ans. Je le considère comme un sportif de haut niveau. Il n’a pas, comme certain, un autre métier à côté. Il est guide à plein temps et son métier est pour lui une passion, un style de vie et un « sacerdoce ». Il peut dater le jour de son « face à face initial » avec la montagne qui a marqué un avant et un après dans sa vie et ses envies. Il avait 8 ans. Il orientera ses études et tous ses choix de vie par rapport à cette relation essentielle qu’il entretient avec elle. Il passe plus de jours en montagne par an en tant que guide qu’un employé de bureau dans son entreprise. Les journées libres ? … il les passe en montagne à grimper, randonner, skier, crapahuter, réfléchir, méditer sur des parois rocheuses, des pentes de neige, des glaciers, des sommets, des couloirs ou des chemins escarpés. Il a toujours du mal à quitter la montagne. Les villes lui font horreur, les reliefs plats l’ennuient. Il considère que Chamonix est surpeuplé en été là où j’y trouve du calme et y vois presque un no man’s land. Il manque rarement un lever de soleil et se couche tôt pour mieux profiter de la journée suivante qui sera de toute façon physiquement chargée. Il mange lorsqu’il a faim et peu ou pas s’il n’a pas eu d’activité physique digne de ce nom.

Il ne vit pas seulement à la montagne mais il la vit au quotidien comme un besoin impérieux, une attraction inévitable. Au-delà de l’engagement physique que cette relation implique, je perçois chez lui un refus d’être privé de réalité par la vie sociale, une volonté d’échapper au monde humanisé. Il y a une forme d’ascèse dans sa pratique. Il ne parle jamais pour ne rien dire. Notre meilleur ami au sein de notre cordée est le silence même s’il peut prendre plusieurs formes : contemplation, réflexion, introspection, combat intérieur, admiration, état de paix. Fred ne parait pas toujours appartenir à notre monde. Il impose une distance un peu mystérieuse propre aux personnes habitées par la recherche de vérité. Mais l’alpinisme ne nous libère-t-il pas du bruit et des écrans qui nous éloignent de notre moi intérieur ?

pointe-giordaniQuelques jours avant mon départ pour Chamonix, Fred me fait part de bulletins météo très mitigés. Au lieu d’un bel anticyclone, les prévisions étaient catastrophiques. Nous aurions au mieux deux jours de beau temps. Mais comme cela reste des prévisions, nous avons décidé de partir. J’étais optimiste. Trop. Direction Gressoney-la-trinité, Italie.

Sur le parking, nous faisons l’inventaire. J’ai hâte de partir, de chausser mes skis, de me retrouver dans la montagne dont je rêve jour et nuit. Fred qui était en montagne avec des clients toute la semaine n’a pas eu beaucoup de temps pour préparer ce raid à ski. Il oubliera ses peaux de phoque. C’est la première fois qu’il oublie quelque chose en 15 ans de cordée. Habituellement c’est plutôt moi qui oublie et Fred qui sort de son coffre le casque manquant, le descendeur en plus, la doudoune du « on ne sait jamais ». Mais cette fois pas de jeu supplémentaire. Il faut trouver une solution, ici la location.

Mon sac est lourd. Les sacs de raid à ski sont toujours plus lourds que les sacs d’alpinisme en été. Il faut emporter le matériel d’assurage sur glacier, les crampons. Comme nous n’avons pas encore renoncé à bivouaquer deux nuits, nous emportons pas mal de nourriture. Sac au dos, je rie un peu moins. Je me concentre. J’essaie de me souvenir de la dernière fois que j’ai monté un sac de ce poids sur plus de 1500m de dénivelé. Et bien jamais !

Pourtant la montée au refuge se fera en douceur et sans douleur. La tentation de prendre les remontées mécaniques est là et je comprends qu’elle le sera toujours. Fred voit dans les remontées mécaniques une façon d’exercer plus longtemps son métier de guide en préservant son corps, je les vois comme une manière d’amener plus de monde en haute-montagne. Mais nous aurons l’occasion de revenir sur ce point parfois… souvent.

pointe-giordaniLe refuge de OrestesHütte est un petit paradis. A 2600m d’altitude, la gardienne, yogiste, sert des repas végétariens succulents et partage avec les visiteurs une paix intérieure qui semble l’habiter à chaque instant. Le seul problème de ce refuge est que l’on y est tellement bien que l’on n’a aucune envie d’en partir. Même le chat, un Main Coon, a l’air de nous inviter à rester et à partager sa torpeur quotidienne.
Nous testons nos balises de détresse, regardons une nouvelle fois la carte, parlons météo, regardons les livres de montagne ici et là… une vraie soirée en refuge.

Nous partirons tôt dans la nuit car la météo prévoit que le vent se lèvera en début d’après-midi. Le lever de soleil sera fabuleux avec cette lumière d’hiver radieuse et nette qui nous offrira des points de vue aux couleurs de layettes. Je me sens alors déjà comblée. Le vent des jours précédents a balayé le glacier de ses récentes couches de neige. Nous devrons quitter nos skis et mettre les crampons assez tôt. L’arrivée au sommet n’est plus qu’une cerise sur le gâteau. Une belle statue de la Vierge regarde avec nous l’horizon. Ce sommet n’a rien de difficile mais l’effort fourni lui donne un parfum de récompense : 2444m de dénivelé positif depuis Gressoney.
Fred cherchera un chemin pour rejoindre le sommet de la pyramide Vincent mais devra renoncer. Le rocher n’est pas en condition. Nous redescendons assez vite au refuge. En ski, c’est tellement plus facile !
Fred m’annonce à ce moment-là que nous devons redescendre. La météo ne s’arrangera pas sur le massif du Mont-Rose et sur aucun autre massif des Alpes. Rien de possible. Je suis atterrée. Le chemin de retour est une descente aux enfers. J’avais pensé aux moindres de détails, j’avais passé un temps infini à tout organisé et à me préparer… j’avais oublié la simple éventualité d’une météo défavorable. Voilà une résistance que je n’avais même pas imaginé une seule minute sur les trois derniers mois. Je m’étais perdue dans les détails.

Le retour à la réalité a été difficile mais a mis le doigt sur des aspects que j’allais devoir apprendre à gérer :

1 – Apprendre à vivre ce projet avec les aléas météo (une évidence),
2 – Ne pas laisser penser à Fred que je le crois connecté avec Zeus, Dieu du ciel, du climat, du tonnerre, des éclairs et de la foudre et donc responsable des météos pourries,
3 – Apprendre à mieux gérer mes émotions négatives.

Cette aventure sera pour moi une bonne leçon et l’occasion de réfléchir à nouveau à ce qu’implique ce projet pour moi.

La Dent Blanche – 4357m

Dénivelé positif : 2882m (approche 1523m / sommet 850m)
Refuge : Cabane de la Dent Blanche – 3507m
Accès depuis Ferpècle
Première ascension : 1862
Par l’arête Sud : Cotation AD, II et III – longue arête principalement rocheuse

Des vagues invisibles froides et limpides charrient les effluves automnales d’herbes sèches, de mélèzes jaunis, de roches broyées, de boucs en rut. Nous portons tous en nous, montagnards, le souvenir de ces odeurs de fin d’été, qui impriment dans nos esprits le décor sensoriel d’une expérience vécue. Il suffit alors, dans un tout autre contexte, qu’un parfum reconnu vous transporte là où ce dernier s’est figé en image. Plus encore aujourd’hui je me souviens des parfums de ce jour à travers lesquels les images me reviennent…

Ça doit être long, tous les topos en parlent : 1680m du parking au refuge de la Dent Blanche. C’est prétendre alors que l’exercice est ennuyeux, que seul le refuge et le sommet sont dignes d’intérêt mais il n’en fut rien. Un raide sentier, trait d’union entre deux mondes, serpente dans les herbes hautes jusqu’à l’ancienne cabane de Bricola. Ici l’opéra qui se jouait en sourdine explose en lumière. Le rideau s’ouvre sur un splendide univers arctique que le glacier de Ferpècles draine en de multiples ressauts vers les chaudes moraines. Nous nous y arrêtons… silence, douceur puis repartons.
Le sentier bien marqué au départ s’efface peu à peu. Il avait conduit jusqu’ici de nombreux amateurs de paysages sublimes. A présent, discret, disparaissant le long des moraines éboulées, il va de cairns en cairns proposant plus qu’il ne l’impose un chemin à ceux qui le cherchent.

Le lac des Manzettes. Nous faisons une halte. Déjeunons. La Dent Blanche nous écrase de toute sa puissance. Elle est la raison de notre venue. Mais, finalement, au regard des plaisirs rencontrés, elle gardera son rang de prétexte. Non ! Cette balade n’est pas trop longue !

Nous nous délectons de tout. De l’effort, du soleil, du sentier qui se cache, des paysages sublimes, ou d’être simplement là, invisibles dans cette grandeur préservée. L’arête du roc noir, de blocs en rochers, nous conduit aux abords d’une langue de glace fatiguée. Nous la traversons, puis quelques rochers nous mènent sur le Perron du refuge. Déjà ! Non cette balade n’était pas trop longue !

C’est une vieille cabane en pierre affublée d’une extension métallique. Même si cette verrue nous permet un confort inespéré à cette altitude, il n’en demeure pas moins que le bon sens architectural aurait pu respecter la conscience esthétique de nos anciens…
Il est 17h00 des cordées arrivent encore du sommet… Finalement nous serons à peine 20 à dormir au refuge ce soir.

Le repas.
Pour tout vous dire Jordane me trouve peu loquace. Eh bien je remercie le guide suisse assis en face d’elle d’avoir changé mon statut de « taiseux invétéré» en archétype du guide jovial et souriant et dont l’éloquence ravirait une tablée d’italiens.
Bref nous apprendrons de son client, beaucoup plus avenant qu’ils souhaitaient réaliser tous les sommets suisses de plus de 4000m.

Une étincelle de plus …
Le lendemain à la lueur des frontales nous abordons l’éperon rocheux sur lequel repose le refuge. Deux petits glaciers au début de l’arête nous imposent de mettre des crampons, puis légers et en pleine forme, équipés de chaussures légères, nous gagnons le sommet en 3h30 depuis le refuge.
Une croix métallique, quelques photos, un regard vers les prochains objectifs et nous reprenons l’arête dans l’autre sens. Nous sommes de retour au refuge vers 10h30, environ 5h00 pour l’aller-retour.
Encore une belle descente pour jouir de ce monde unique que, de ressauts en ressauts, d’une pensée à une autre, des images plein la tête, nous quittons avec regrets. Même si nos paroles n‘ont pas trouvé leur envol, elles demeurent en nous pour parler en silence.
Il serait prétentieux de prétendre pouvoir lire dans les pensées de celui ou de celle qui nous accompagne, mais les pas, la respiration, les sourires, les attitudes sont des mots qui ne mentent pas.

Nous savons que les bonheurs que nous laissons derrière nous, n’auront d’équivalent que ceux que nous réservent les prochains sommets.
C’est ainsi que je me permets de parler de nous et des cordées en général qui ressentent une certaine complicité lorsque les mêmes émotions et sentiments sont partagés.
Foutue descente… nous voudrions repartir à nouveau sur d’autres sommets.
A l’approche du parking nous retrouvons le guide Suisse à qui cette longue descente semble avoir délié la langue. Lui et son client n’ont pas de voiture, nous les déposerons à la gare de Sion.

Dent d’Hérens – 4174m

Dent d’Hérens
Dénivelé positif : 2221m (approche 838m / sommet 1383m)
Refuge : Cabane d’Aoste – 2788m
Accès depuis le Barrage du Lac des Places de Moulin
Première ascension : 1863
Par l’arête Tiefmatten : Cotation PD+, II / 45° – Course principalement glaciaire avec quelques sections plus raides et une arête sommitale

La Dent d’Hérens n’est pas mon premier sommet de 4000m mais certainement un de ceux qui comptera le plus dans ma vie. Et pourtant, je me souviens encore de Fred venu m’annoncer un choix d’ascensions possibles pour les deux jours à venir. Au milieu de la liste, il y avait la Dent d’Hérens. Or je n’ai jamais trouvé qu’une dent soit tellement flatteur pour un sommet. Un pic, une aiguille, un pilier, un dôme, une pointe, une pyramide oui mais une dent n’a rien de noble ni d’entrainant ; et pourtant c’est bien elle qui me donnera l’élan pour entreprendre ce défi des 4000.

Dent d’Hérens

Je ne connaissais rien de cette montagne mais je faisais déjà confiance à Fred dans ses choix toujours dictés par l’esthétisme de la course, la fréquentation parcimonieuse, la sécurité et le fait que j’aime les courses longues, celles qui nous permettent de prendre le temps de l’aventure et de vivre un chemin intérieur. La Dent d’Hérens remplissait tous les critères. La marche d’approche est longue et incroyablement belle, longeant un lac aux couleurs corses presque photoshoppées avec le vert du vallon, le bleu turquoise de l’eau et ses fleurs violettes. Cette carte postale s’ancre en vous comme une promesse de paradis. Impossible de ne pas penser à vous baigner, à planter une maison dans le rocher pour contempler cette vue jusqu’à la fin de votre vie. Vous êtes happé par ce vallon et imaginez comment serait cette vie d’anachorète, reculé du monde. Vous croyez volontiers qu’une quête de bonheur pourrait s’arrêter ici dans une « sobriété heureuse », au milieu du beau et du grand mystère de la création. Puis l’on on avance sur le chemin qui devient plus accidenté, on essaie de traverser le ruisseau que la fonte des glaciers a gonflé d’orgueil et a rendu plus nerveux. Nous ne traverserons pas au même endroit l’un et l’autre. Fred est plus joueur que moi. Bientôt, mes talons deviennent douloureux. J’avance en espérant que l’arrivée au refuge est proche. La journée d’escalade de la veille avec des chaussons neufs m’a laissé quelques traces et je risque de passer un peu de temps à assécher mes ampoules à la veillée. Le refuge ne peut se voir que tard dans la marche d’approche. Mais en arrivant, le plaisir est proportionnel à cette première journée : grand ! Petit café accompagné par ce que j’ai pris pour un verre d’eau mais qui s’est révélé beaucoup plus liquoreux 😉 J’ai bu cul sec un verre de grappa distillé localement pour les alpinistes de passage. Il me fallait bien cela pour décoller les pansements collés aux plaies que j’avais aux talons.
Je n’ai pas mis longtemps à m’endormir pour récupérer de cette première journée et surtout pour préparer la prochaine qui serait longue.

Nous sommes partis dans la nuit, moins pour le sommet que la longue route qui nous attendait à la descente. Nous avons traversé un glacier très crevassé et fini par escalader une arête rocheuse jusqu’au sommet.
Et là s’est produit quelque chose de magique. Nous sommes arrivés les premiers mais dans un voile de coton qui semblait d’une épaisseur impossible à percer. Nous sentions que le soleil poussait quelques rayons derrière ce manteau épais mais sans parvenir à se frayer de passage. L’horizon avait disparu. J’étais assise ; je me consolais avec un vieux carré de chocolat trouvé au fond de mon sac quand soudain, le rideau s’est levé laissant place au Cervin, cette montagne à l’allure mythique. Son spectre a donné un côté spectaculaire à l’instant. J’étais émue et me sentais privilégiée de vivre ce moment. J’avais le sentiment que mes efforts avaient trouvé le graal de la beauté première. C’est un peu comme de découvrir le minois de l’enfant que vous avez attendu pendant neuf mois.

Derrière le Cervin, beaucoup d’autres sommets que Fred ne tardera pas à pointer du doigt. Beaucoup de 4000m. Je demande à Fred combien il en a déjà gravi dans sa vie de guide. Il compte… 27 ! 27 sur les 82 des Alpes. Il lui en restait donc quelques uns à gravir. Je n’avais alors gravi que le Mont Blanc, le Mont Blanc du Tacul, le Dôme du goûter, le Castor, le Grand Paradis. Dans l’année qui suivra, j’ajouterai la Dent Blanche, Liskamm oriental et occidental. Ils confirmeront que j’ai un goût pour les sommets, ces lieux qui nous poussent à nous dépasser et nous obligent à surmonter les difficultés, à ne pas lâcher. Ils sont le but qui justifie de trouver des solutions aux obstacles et à se montrer créatifs, obstinés, pugnaces. Ils justifient beaucoup de décisions et d’efforts. Le sommet permet ce recul que l’on prend sur le monde, mais aussi d’être remis à sa place par l’immensément grand et sentir que l’on appartient à quelque chose de complexe.

La redescente sera longue mais incroyablement agréable. Nous ferons une pause dans le lac qui nous tendait les bras à l’aller. Le froid sur nos muscles inflammés nous permettra de nous redonner quelques forces et de terminer les trois heures de marche qui nous restaient et que l’on fera sous la pluie.

Grand Paradis – 4061m

Grand Paradis

Grand Paradis

Dénivelé positif : 2101m (approche 772m / sommet 1329m)
Refuge : Refuge Chabod – 2750m
Accès depuis Pont
Première ascension : 1860
Par la voie normale – Cotation F+, III – Marche d’approche classique

Année 2005 : lors d’un séminaire d’entreprise, j’encadrais un groupe de cadres d’entreprise, tous novices en montagne, sur la mer de glace. A cette époque, quelques vagues bleues déferlaient encore à l’aplomb des échelles qui donnaient accès au glacier depuis le Montenvers. Aujourd’hui, à cet endroit, ce n’est plus qu’un vaste pierrier.
Un évènement particulier survenu lors de cette journée aurait pu contribuer à l’inexistence de cette page. Nous traversions une zone mouvementée. Descendant au fond d’une crevasse, j’assurais un à un mes clients avec la corde que je tenais à la main. Pour l’un d’entre eux les consignes furent perçues différemment. Il s’agissait de désescalader vers le fond de la crevasse mais ce dernier a pensé qu’il descendait en rappel… 90 kg à bout de bras c’est lourd ; mon client glissa au fond du trou, et moi, déséquilibré, sautai pour aller le rejoindre. Jusque là tout allait bien.

Etalé au fond de la crevasse, monsieur X n’était pas blessé (état dont il aurait pu jouir s’il avait eu le temps de s’en rendre compte). Il y a des choix qu’une forme de pragmatisme de l’urgence impose. En lévitation 1m au-dessus du malheureux, armé des crampons Grivel dernier cri, « les sharks » 12 pointes, je m’interrogeais encore sur la pertinence de mes choix concernant le lieu d’atterrissage, comme un pilote d’A380 à court de carburant cherchant à limiter les conséquences de son crash.
Newton le savait tout autant que nous, et la gravité à cet instant résidait dans l’imminence de l’impact. Le pauvre l’avait compris, notre rencontre était inéluctable, les yeux plissés, les dents serrées il m’attendait. Finalement le mollet fut un bon choix ; douze pointes de 4 cm plantées à tout autre endroit sur le corps auraient pu avoir des conséquences beaucoup plus graves. Délicatement, un sourire gêné, je retirais mon crampon, cherchant une excuse improbable à la situation.
Eric, le patron de la boîte, et Greg, son proche collaborateur, avaient assisté à la scène. Ils firent de moi leur guide pour leurs prochaines ascensions…

Novembre 2005, Eric, Greg et sa femme Jordane me retrouvent à Chamonix, notre projet : « Le Grand Paradis ». A cette époque de l’année, les refuges ne sont pas gardés. Mes compagnons ont plus l’habitude des hôtels confortables. J’aurais pu les prévenir quant à la rusticité de notre hébergement pour la nuit mais je considère que la découverte et les surprises sont des plaisirs essentiels que peut annihiler une description préalable excessive. Nous garons la voiture à Pont.

L’or des mélèzes fait pâlir le soleil radieux. La lumière d’automne à cet instant nous rappelle au nom de ces lieux, et la puissance divine qui inspira les premiers visiteurs, nous imprègnent et nous accompagnent jusqu’au refuge Victor Emanuel II. Le bâtiment principal est fermé, seul reste ouvert une vieille longère en pierres surplombant un petit lac.
En effet c’est rustique ! A l’intérieur, une dizaine de couchages superposés avec un espace très limité entre chaque, des couvertures de l’armée mitées, un poêle et une table pouvant accueillir quatre personnes éclairées avec les restes de trois bougies noircies. De vieilles menuiseries sont entassées devant le refuge. Nous en débitons une partie pour nous chauffer pendant la nuit. Souvent, quand j’accompagne des personnes en refuge d’hiver, en plus de mon rôle de guide, je me fais cuisinier – après quelques expériences similaires, Jordane prendra les devants et proposera assez spontanément de s’occuper de la logistique culinaire à chacune de nos sorties – On ne se connaissait pas encore très bien. Ils me poseront beaucoup de questions sur mon métier de guide, aucune sur mes talents de chef.

Après une nuit en pointillées et un petit déjeuner frugal, nous quittons le confort tout relatif de notre refuge. Un vent froid nous assaille, et c’est dans cette sombre ambiance hivernale, à la lueur blafarde de nos frontales, que nous dodelinons en rythme, raquettes aux pieds, la tête dans les épaules telle une petite équipe de manchots sur la banquise. Parvenus sur le glacier nous poursuivons en crampons. Le vent forcit à mesure que nous prenons de l’altitude. Eric, fatigué par ses voyages d’affaires et décalages horaires et qui n’a pas eu le temps de s’acclimater souffre de l’altitude. Vers 3800m, alors que les conditions deviennent très sévères, nous prenons la décision de faire demi- tour. Ainsi s’achève notre première tentative.

L’été suivant Greg et Jordane me sollicite pour une deuxième tentative. En période estivale, le Grand paradis est le sommet de 4000m le plus fréquenté. Nous passons cette fois-ci par le refuge Federico Chabod, ce dernier se trouvant sur un itinéraire plus tranquille. A nouveau un vent fort nous accompagne durant l’ascension. Au sommet nous devons contourner le dernier ressaut rocheux par la gauche pour pouvoir nous affranchir de la file d’attente et atteindre le sommet sous le regard amusé de la Vierge.