Pris par le mauvais temps

En allant dans le massif du Mont Rose, nous avons en tête les dix-sept sommets de 4000m qu’il nous reste à cocher. Nous venons d’en gravir cinq depuis le refuge Montova. Mais les prévisions météo ne sont pas bonnes et je risque d’assister à une scène d’un de ces films catastrophes dont nous sommes tous friands mais que nous ne rêvons jamais de vivre.

Nous sommes dans la salle à manger du refuge Margherita (4559m) cherchant un livre à se mettre sous la dent qui pourrait nous aider à tuer l’attente et à nourrir quelques conversations. Un bol de thé dans les mains pour me réchauffer de la journée que je viens de passer dans le froid, je regarde cette pièce en cherchant quelques signes réconfortants comme certains gardiens savent les parsemer pour rendre ces fins de journées plus agréables. J’aime trouver sur les murs des indices du passé du refuge où je me trouve ou de leurs occupants et encore davantage des histoires alpinistiques qui ont marqué la ou les montagnes que l’on s’apprête à gravir. Je perçois que la plus haute cabane d’Europe a certainement des histoires à murmurer mais je ne trouve pas grand-chose à me mettre sous la dent. Il y a peu d’écrits en français ou en anglais. L’équipe en place n’est pas composée de professionnels de la montagne mais d’employés dévoués plus proches de la restauration que de leur environnement. Il règne dans la cabane une certaine tension entretenue par les allers-retours des uns et des autres, les conversations en messe-basse entre les guides et le sifflement du vent qui essaye de s’inviter à l’intérieur. Nous avons tous essayé de dormir un peu avec plus ou moins de succès desservis par l’altitude qui empêche certains de respirer normalement et en oppresse d’autres.

Il y a deux cordées de français accompagnées de guides italiens qui terminent le « spaghetti tour » ; ils sont allés de refuge en refuge sur plusieurs jours dans le massif. Il leur faut absolument être de retour chez eux le lendemain soir en redescendant sur Zermatt. L’une d’entre eux parle fort et son rire remplit la pièce comme si tout ce qui se tramait l’excite plus que ne l’inquiète. Peut-être n’est-ce qu’un exécutoire. Une autre cordée accompagnée d’un guide breton et d’un aspirant guide qui n’oublient pas d’étancher leur soif doit redescendre sur Gressoney-la-Trinité. Un dernier groupe de quatre alpinistes suisse-allemands que l’on a croisés au bivouac dans la journée affiche un air grave. L’une d’entre eux parle fort, invective les deux autres et semble les agacer. Nous ne saurons probablement jamais ce qu’il se passe entre eux mais il est certain qu’ils ont l’air dévasté et prêts à fondre en larmes. Et puis, il y a nous qui voulons gravir les pointes Zumstein, Dufour et Nordend le lendemain avant de redescendre sur Zermatt. Mais allons-nous pouvoir même redescendre.

En allant commander du thé au comptoir, je décide de passer une tête dehors. La nuit n’est pas encore tombée et en ouvrant la porte, une bourrasque de vent vient la pousser violemment et plâtrer le mur de l’entrée d’une neige froide et compacte. J’en ai le souffle coupé autant par la violence du vent que par la surprise de le voir tellement en colère. Il vient de me rappeler que nous sommes dans un environnement hostile et que la montagne peut devenir très vite inhospitalière. Lorsque les forces se déchainent, l’homme n’a plus sa place. C’est comme si nous invitions un enfant de trois ans dans une mêlée du XV de France. Il ne ferait pas long feu au milieu des forces en présence.
Il était d’abord annoncé une météo correcte jusqu’à neuf heures du matin avec une nuit claire. Cela aurait laissé à toutes les cordées la possibilité de redescendre sur Zermatt ou sur Gressoney sans encombre. Mais maintenant, les différents bulletins météo se contre-disent. Fred commence alors ses allers-retours de la fenêtre à notre table, comme si cela l’aidait à y voir plus clair. Il essaye de prendre des informations pour nourrir sa réflexion. Il déploie une carte IGN et essaye d’imaginer un itinéraire sur le glacier qui mène à Zermatt mais qui n’a certainement pas la même allure que lors de son tracé. Il finit par me dire que nous ne pourrons pas faire grand-chose demain et qu’il nous faudra probablement redescendre d’un côté ou de l’autre sans viser plus de sommets. Le fait de ne pas prendre de remontées mécaniques implique une plus grande déception lorsque nos marches d’approches ne sont pas récompensées par un maximum de sommets. Mais la météo a parlé… comme la parole des oracles ou des grands sages… Impossible de la contredire sous peine de sanctions terribles. Cela nous plonge dans une humeur maussade. Nous abordons alors les difficultés que nous rencontrons à faire coïncider ce projet avec le reste de notre vie. Pour Fred, c’est le fait de ne pas pouvoir satisfaire tous ses clients habituels. En passant beaucoup de temps sur 4mil82, il a été obligé de refuser des engagements qu’il aurait aimé honorer. Et puis, c’est aussi du temps en moins en famille. Pour ma part, planifier et organiser mes départs de la maison est toujours un casse-tête. Mon mari est pris à cent pour cent par son travail et je dois donc chercher quelqu’un pour me remplacer auprès de nos trois têtes blondes. C’est la première fois que l’on parle de nos contraintes respectives. Cela me touche plus que je ne l’imaginais. Jusque-là, tout a été facile et une succession de bonnes nouvelles. Mettre un bémol au tableau pourquoi pas. Cela rendra l’histoire peut-être plus crédible… Mais tout de même. Suis-je à ce point aveuglé par mon objectif que je ne vois pas les difficultés que cela engendre autour de moi ? Il me vient alors une série de doutes : fais-je assez attention à mon entourage ? Avons-nous pris assez de temps pour réfléchir à toutes les implications du projet ? C’est une alerte une peu refroidissante mais nécessaire.
Les italiens décident de se lever très tôt pour partir à 2h et avoir une chance de rejoindre Zermatt sans encombre. Les autres cordées sont comme nous… dans l’expectative.
Nous avons rejoint nos dortoirs. Les volets claquaient. Le vent s’engouffre partout et nous rappelle à chaque instant que la journée du lendemain sera difficile. Je peine à trouver le sommeil. A chaque fois que je commence à m’endormir mon voisin de chambre semble au bord de l’asphyxie et termine son inspiration par un ronflement sonore qui me laisse penser que ce sera le dernier. Je comprends que ce ronfleur sûrement régulier est gêné par l’altitude. Je pressens que la journée du lendemain ne sera pas simple. Et comme toujours, j’ai besoin de me préparer à toutes les éventualités pour me sentir prête. Alors, mon cinéma intérieur se met en route…

4h30. Il est temps de savoir à quelle sauce nous serons manger aujourd’hui. Le lever est beaucoup moins militaire que d’habitude. Les démarches sont empreintes de doutes et de manque de sommeil. Les alpinistes se passent les mains dans leurs cheveux hirsutes et avancent au ralenti. Nous ne rassemblons pas tout de suite nos affaires et descendons dans la salle à manger. Certains déjeunent machinalement en essayant de trouver quelque chose qui ne sente pas le plastique entre les biscottes sous vide, la pâte à tartiner et le mauvais café froid. Les guides eux sont préoccupés et s’interrogent. Fred enfile vaguement une veste pour aller faire un tour dehors.
Le verdict est très clair si j’ose dire : le brouillard est aussi épais que la fumée d’une bûche mouillée dans le vieux poêle de ma grand-mère et il est tombé trente centimètres de neige dans la nuit. Le vent est violent y compris sur l’arête de départ. Personne n’a envie d’y aller. Sans visibilité et sans repère, l’orientation en montagne est beaucoup moins drôle et demande des compétences particulières, même avec un tracé GPS. Les ponts de neige fragiles peuvent être recouverts d’une neige couvrante mais pas solide, l’emplacement des crevasses est nettement moins facile à repérer et une trajectoire plus difficile à tenir au milieu du vent et des flocons. La glace qui entoure le refuge est à vif et le grésille qui le recouvre en partie ne facilitera pas notre progression.
Certaines cordées s’habillent timidement en espérant qu’un premier de cordée se désigne. D’autres envisagent déjà de rester. Fred comme à son habitude est resté assez silencieux jusqu’à présent ne présageant de rien sur le programme de la journée ; mais il finit par me donner le signe du départ. Le guide breton le voyant se préparer avec plus de détermination que les autres lui assure déjà son soutien en lui faisant remarquer qu’à plusieurs cordées, le danger serait moindre.
Je déclenche alors l’opération « tenue de combat ». Sur l’arête, nous ne pourrons pas remettre une sangle mal serrée ou prendre le temps d’aller chercher un bonnet au fond du sac. J’enfile rapidement une couche de vêtement supplémentaire sur les jambes et le haut du corps et tente de protéger chaque centimètre de peau : menton, bouche, nez, et front. Je fixe mes crampons et leurs fameuses et très énervantes lanières le mieux possible en ajoutant un noeud supplémentaire à chaque pied. Je coince mes gants dans ma veste et ma veste dans mon baudrier. Fred me tend la corde. Je fais un solide nœud de huit. Je sers mon sac à dos sur mes hanches et mon torse ; il fait corps avec moi comme une armure indispensable. Je ressers une dernière fois mon casque et attrape mon piolet dans la main droite. Mes chaussures légères d’alpinisme devront faire l’affaire. Fred love la corde autour de lui, geste maintes fois répété et qui signe ce matin-là une détermination sans faille et une allure presque guerrière.

Nous ouvrons la porte qui nous fait changer d’univers. Nous passons du monde protégé du refuge à la nature déchaînée de haute montagne, de quoi réveiller n’importe quelle viande saoule après une beuverie légendaire. Je respire profondément, peut-être un geste qui devient une habitude avant tous les départs en haute-montagne. Une respiration qui me rappelle que je suis prête à accueillir ce qui se présentera à moi et que je n’avais de toute façon rien d’autre à faire de mieux aujourd’hui. Je devrais être inquiète mais je suis seulement sereine et heureuse d’être là. Je me sens ancrée dans ce lieu et ne voudrais pas être ailleurs. Je me suis préparée à beaucoup d’éventualités mentalement et physiquement. Je ne pouvais pas l’être plus. Et puis la montagne ne m’avait rien promis…

J’envoie un regard presque maternel à un jeune aspirant guide qui apprenait ici les gestes de son futur métier et semblait moins apaisé que moi. Il me sourit rassuré. La corde se tend et me fait faire un premier pas dehors. Fred est rentré dans une concentration que je lui connais. Inutile de lui parler, de faire un jeu de mots ou d’étaler ses états d’âme. Je dois maintenant avancer, être efficace et essayer de trouver des occasions d’être utile. Il a dans sa main un tracé GPS mais n’a aucune certitude que la batterie de son téléphone résistera au froid. Nous contournons le refuge. Les crampons n’ont pas l’air de vouloir s’enfoncer. Ils restent bien en surface et crissent sur la glace pure. Nous avançons prudemment sur l’arête. La cordée des bretons nous talonne pour rapidement évoluer en quinconce ; au regard des conditions, ils finissent par s’ajouter à sur notre corde, une sécurité supplémentaire. Leur guide parle à Fred de ci, de là et essaie de prendre un ton détendu tout en me rappelant aussi souvent que possible de garder la corde tendue. Je souris. Fred, impassible, reste concentré sur son exercice périlleux d’orientation. Nous entamons un grand virage vers la gauche pour rejoindre le glacier. Lorsque Fred s’arrête pour trouver des points de repères et assurer notre trajectoire, les trois cordées s’arrêtent instantanément. Certains n’ont pas le réflexe de se décaler pour ne pas rester au-dessus d’une crevasse. Ils cheminent à l’aveugle et aveuglément. Heureusement, les dernières heures ont été froides et ont durci les ponts de neige. Je ne sais pas combien de temps cela durera. J’essaie d’être attentive à mes compagnons de route que le vent fait tituber et le poids s’enfoncer parfois plus que ce qu’ils ne veulent. Nous sommes rejoints par les deux cordées menées par les guides italiens. Ils évoluent sur leur terrain de jeu habituel mais semblent aussi aveugles que nous. Il faut rappeler qu’avancer aujourd’hui sur ce glacier revient à jouer à une partie de colin maillard avec les crevasses ou de perdre la vue au cours d’une nuit. N’ayant pas l’habitude d’évoluer avec un champ de vision aussi réduit, vous perdez l’équilibre et ressentez des émotions nouvelles. Vous avez envie de chasser cette purée de pois d’un revers de la main ou de vous élever pour passer au-dessus des nuages.
Les italiens ont un tracé GPS différent du nôtre et se décalent vers l’aval de la pente. Mais ils n’auront rapidement plus de batterie et se remettront dans les pas de Fred. Il nous faut trouver la rimaye. Une fois passée, le danger sera en grande partie derrière nous. Chacun a une théorie bien sûr, un avis évidement. Personne ne s’écoute vraiment. Un schéma un peu brouillon me vient à l’esprit, un peu de ceux que dessinait Gribouille. Pas celui de la Comtesse de Ségur mais celui qui berça ma petite enfance et s’affichait à l’écran pour dessiner quelque chose toujours confus et surtout sans forme. A ce moment-là, je prie pour que Fred n’ait pas séché les cours d’orientation à l’ENSA et les stages de survie et que son sang-froid tienne plus de celui de Luke Skywalker que de C-3PO.

Au bout d’une demi-heure je comprends que nous avons passé la rimaye et que nous sommes en train de la longer. Nous sommes exactement sur le tracé GPS et même si nous nous enfonçons dans la neige fraîche, nous pensons tous que c’est un moindre mal. Une heure plus tard, nous apercevons une légère éclaircie en contre-bas et des silhouettes dans la brume. Nous croisons les premières cordées montantes du matin. Nous les saluons en espérant qu’ils trouveront un temps plus dégagé là-haut. Nous décidons de reprendre alors notre rythme habituel de course. Nous saluons toutes les cordées reconnaissantes d’être sorties d’un bien mauvais pas. Fred, heureux, les salue et nous repartons d’un bon pas.

Je comprends alors toute la chance que nous avons dans les Alpes de pouvoir bénéficier des secours mais aussi que nos comportements changent lorsque nous avons en tête cette « deuxième vie » que l’on peut enclencher à n’importe quel moment du jeu. Aurions-nous fait le même choix en Alaska ou en Patagonie ?

5 ou plutôt 6 sommets au Mont Rose

#24-28 Pyramide Vincent 4215m, Corno Nero 4321m, Ludwigshöhe (4341m), Pointe Parrot (4432m), Pointe Gnifetti (4559m) – 10/07/2020
Dénivelé positif : 1562m
Refuge : Refuge Montova 3498m
Accès depuis Gressoney-la-Trinité
Première ascension : 1851 pour la Pyramide Vincent – Autres sommets non connus
Cotation F à PD Course glacière et arête mixte

Nous voilà revenus à Gressoney-la-Trinité que nous avions quitté cet hiver par très mauvais temps. Nous n’avions pu monter que jusqu’à la pointe Giordani en ski de randonnée et avions dû abandonner le projet de « cueillette » des sommets du Mont-Rose. Il s’agit bien de sommets très faciles d’accès et à la portée de tous. Aucune difficulté technique. Le seul vrai défi est de rester à plus de 4000m d’altitude et de dormir à 4559m puisque la pointe Gnifetti accueille le refuge Margherita où nous dormirons le soir dans l’espoir de faire une autre traversée le lendemain.
Nos deux nuits en bivouac à Helbroner que nous avons passées avant Montova ont créé un bon déficit de sommeil que nous n’avons pas manqué de combler en nous réveillant après tout le monde et en faisant la « grasse matinée de l’alpiniste » avec un réveil à 3h45 du matin. Un vrai luxe par rapport à nos précédentes ascensions.

Le refuge Montova est privé et confortable, l’équipe est souriante. Au petit-déjeuner, nous voyons arriver des alpinistes, baudriers déjà bien serrés à la taille et chaussures d’alpi aux pieds. Leurs guides suisses ont l’air de s’impatienter alors qu’ils viennent seulement d’arriver à leur table.  Leurs clients me font presque de la peine de devoir avaler leurs biscottes en quelques secondes tout en buvant cul sec leur café tiède. Il faut dire que les alpinistes occasionnels ont un rapport à la nourriture particulier en montagne. Ils ne mangent pas parce qu’ils ont faim mais parce qu’ils ont peur d’avoir faim et de manquer de force, comme si leur vie en dépendait ; le fait de ne pas pouvoir disposer de distributeurs automatiques pendant une journée entière peut engendrer un réflexe de la marmotte ou de sur-stockage assez rapidement. Mais je ne peux pas me moquer car j’ai moi-même une conception de l’alimentation en montagne bien particulière et les kilomètres de dénivelés avalés jusqu’à présent n’y ont rien changé. J’aime « bien manger » en montagne : sentir un bon parmesan sur ma langue, un dip à l’huile de truffe, des sobas au guacamole, une bonne viande des grisons, du potimarron au paprika fumé… Je peux cuisiner des heures avant de partir plusieurs jours. J’aime préparer mes propres barres énergétiques, des mixtures savoureuses en tout genre avec des pains aux graines et aux épices. Et puis, par-dessus tout, j’aime choisir le chocolat que je dévorerai là-haut et qui me procurera un plaisir décuplé par l’effort et par la beauté du lieu qui m’entoure. Inutile de vous dire que c’est un bon marronnier entre Fred et moi. Fred, le minimaliste qui peut ne manger qu’une fois par jour et préfère porter peu. Il incarne dans sa pratique de la montagne des convictions fortes et un désir souverain de liberté. Cette dernière n’implique-t-elle pas un vrai détachement aux choses et à la gourmandise en particulier ? La liberté de mouvement ne devrait-elle pas primer à l’attachement au matériel qui rend si sédentaire et dépendant ?
Pourtant, vous dire que Fred est insensible au chocolat et que je suis la seule à manger à plus de 4000m d’altitude ne serait pas exact. Et même si nous pouvons encore avoir quelques discussions sur le poids que la nourriture pèse dans mon sac, 4mil82 pourrait presque devenir une aventure culinaire à part entière. Il faudrait pour cela que je me décide à écrire un livre des meilleures recettes pour la haute montagne, des recettes au rapport poids/énergie/plaisir imbattable !

Je serais bien incapable de vous dire ce que nous avons mangé ce jour-là mais je sais que nous avions une forme olympique et que nous avons bouclé notre journée en 3h30. Fred a pris des itinéraires différents des voies normales pour nous mettre à l’abris de la fréquentation estivale. Je me souviens particulièrement de cette marche silencieuse depuis le refuge. Je ne me posais aucune question, je n’étais personne. Seul mon corps avançait sur cette étendue de neige. J’écoutais le son de mes crampons prendre appui dans la neige encore croustillante. Mon corps se réveillait petit à petit, doucement, j’étais juste un corps consentant au bonheur que procure le mouvement.
Pas de vierge ou de croix au sommet de la Pyramide Vincent dont le sommet est difficile à matérialiser. Une autre cordée qui venait du refuge Gnifetti est arrivée en même temps que nous. De là-haut (4215m) nous apercevons un autre 4000 qui n’est pas répertorié dans le classement de l’UIAA. Il s’agit du Balmenhorn (4167m) où se dresse une très belle statue du « Christ des sommets » à côté du bivouac Felice Giordano. Ce christ est visible de loin et sert probablement de point de repère aux alpinistes. Nous ne résistons pas à la tentation d’aller le rejoindre. Un de plus ou de moins 😉 Nous poursuivons ensuite vers Corno Nero ou Schwarzhorn à 4322m. Pas d’exploit, mais à la lenteur relative des autres cordées, je commence à comprendre que nous sommes particulièrement bien acclimatés. Nous aurions pu faire cette course en trottinant. Fred donnera la main à la vierge qui veillait sur nous ce jour-là. Nous regardons Lyskamm devant nous. Une des plus belles arêtes de neige des Alpes que nous avons foulé l’été dernier. Nous repartons rapidement pour éviter un embouteillage qui commençait à se former derrière nous à cause d’une petite plaque de glace un peu plus technique à franchir. Et hop ! Sommet suivant : Ludwigshöhe à 4341m, sommet rond, sans envergure, sans grand intérêt. Nous nous demandons même pourquoi il fait partie de la liste des 4000m. Cela est presque décevant.
Nous enchaînons avec la pointe Parrot à 4432m. Joli arête en neige avec en toile de fond une mer de nuages qui recouvraient ce jour-là les célèbres lacs italiens. Je me sens ivre de sommets. Nous avons devant nous le point culminant du Massif du Mont Rose, la pointe Gnifetti ou le refuge Margherita que nous rejoindrons en prenant un beau mur de neige qui se trouvait entre la pointe Parrot et le refuge. Inutile de contourner ce mont. Nous nous lançons droit dans la pente bien raide et arrivons en même temps qu’un hélicoptère venu livrer denrées et matériel. La dépose se fait en quelques secondes. C’est très impressionnant de voir ces oiseaux métalliques apparaître et s’envoler presqu’aussitôt tel des robocopes volants.

Avant de rentrer dans cette cabane argentée, nous prenons le temps de nous réchauffer contre sa robe de taules un peu à l’abris de ce fichu vent qui nous a accompagné toute la journée. Ce dernier nous aura poussé à aller vite, à ne pas faire de pause. Il est 9h30. Les autres cordées n’arriveront que vers midi et « grâce » au COVID, elles ne seront pas très nombreuses ; les refuges ont dû réduire leur capacité d’accueil. Je suis assez enthousiaste à l’idée de dormir dans le plus haut refuge d’Europe. Fred me mentionne qu’il y a une pièce de dépressurisation en cas de Mal des Montagnes. Mais je ne peux pas dire que je sois sujette au MAM. Je n’en ai jamais ressenti les symptômes. Ni maux de tête, ni manque de sommeil, ni perte de l’appétit (vous l’aurez compris). Et pourtant, la nuit suivante, je ne trouverai pas le sommeil…

Dent du Géant – 4013m

#17 Dent du Géant 4013m – Massif du Mont-Blanc – Voie normale 
Dénivelé positif : 1030m
Refuge : Refuge Torino 3375m
Accès depuis Chamonix
Première ascension : 1882
Cotation : AD, III et IV – voie en rocher partiellement équipée de cordes fixes, approche en terrain mixte

Nous sommes redescendus de Weissmies Hütte depuis la Nadelgrat, traversée qui relie cinq sommets dans le massif de Mischabel. Nous avons choisi de nous reposer en allant faire un autre sommet, moins haut, et cette fois en escalade sur rocher. Les mouvements et l’effort ne sont pas les mêmes. Cela permet de se « déplier », de faire travailler des muscles différents tout en continuant à profiter de notre écrin préféré : la montagne.
Pourtant, nous avons le sentiment en partant pour le Jaginhorn que nous pourrions continuer sur notre route des 4000 tant nous nous sentons bien. Le rythme est pris. Nous sommes dans une bonne lancée. Fred a envie que l’on aille se frotter à un peu plus difficile, un peu plus technique. Nous partons donc pour le massif du Mont Blanc. Nous avons en tête les Aiguilles du Diable que nous aimerions faire après la Dent du Géant.
J’imagine que tous ces noms vous assomment un peu. Avant de les avoir gravis, je n’y voyais pas très clair. Trouver un topo qui ne soit pas soporifique et qui nous donne une bonne idée de ce qui nous attend est vraiment difficile pour des néophytes comme moi. Fred en revanche sait lire ces partitions de géographie et de géologie. Comme un musicien qui entend la musique en lisant seulement les notes et les soupirs, il peut se représenter un relief, un niveau d’enneigement et la géologie d’un lieu à partir d’une carte et d’un topo. Il passe des heures à consulter des topos d’escalade et d’alpinisme ; Il tourne le livre qu’il a dans les mains, marque plusieurs pages avec ses doigts et passe d’une page à l’autre pour les comparer, s’y référer. Il se donne le temps de l’hésitation, de la méditation.

Pour la Dent du Géant, pas de topo à consulter. Cela fait partie des grandes classiques pour les guides de Chamonix. Elle est sur la « skyline » de Chamonix et est un sommet facile à voir, à reconnaître et à convoiter dans le massif du Mont Blanc. Monolithe élégant que l’on voit notamment depuis les Aiguilles Rouges, sommet préféré de mon fils Félix, probablement parce qu’il peut le nommer sans se tromper. Il est tellement important de pouvoir nommer ce qui nous entoure ; Cratyle disait à Hermogène que « le nom dit la vérité de la chose ». Et même si ce nom peut être faible et ne pas faire le tour de la chose, il nous renseigne et nous permet de nous l’approprier, de le faire rentrer dans notre intimité. Nommer permet de créer un lien entre l’objet et l’individu ou entre des individus. Peut-on vraiment s’approprier une chose sans nom ?

Cette Dent du Géant nous emmène dans les histoires sublimes et enfantines de Gargantua, d’Alice au pays des merveilles, de la distorsion de la réalité, de l’agrandissement, de l’infiniment grand. Imaginer ce géant qui aurait perdu une dent sur un glacier m’a toujours amusé. Mais une fois nommée, la montagne n’est pas encore gravie…
La Dent du Géant n’est pas censée être longue ou difficile mais elle présente un inconvénient. Etant équipée de grosses cordes dans les passages plus techniques, elle attire les alpinistes débutants qui se jettent comme des malheureux sur ces cordes sans jamais chercher d’appuis sur leurs pieds. Cette posture les épuise rapidement au niveau de leurs bras peu entrainés. Même le premier pas dans la voie normale est difficile pour eux. C’est comme cela que cette très jolie face qui semble avoir été taillée au sabre est si souvent encombrée et embouteillée ! Des embouteillages en montagne ! Imaginez le ridicule de la situation !
Mais il nous faut les prendre avec philosophie. Nous nous installons sur une belle terrasse rocheuse ensoleillée au milieu de la voie et attendons que les cordées au-dessus de nous avancent.

Comme nous n’aurons que peu d’occasions de les doubler, c’est au sommet que nous allons tous les laisser sur place en faisant le passage le plus éclair que l’on puisse faire sur un sommet. Cela a ressemblé à un « touch and go ». Un pas au sommet et « top départ » pour la descente. Il fallait les laisser sur place pour ne pas devoir attendre derrière leurs interminables manipulations de cordes pour poser les rappels. Une cordée de frères italiens nous aura fait passer le temps. Ils étaient heureux d’être là, ils étaient drôles, ils étaient rafraichissants tout comme le vent qui s’était invité toute la journée.

La redescente fut rapide jusqu’au refuge Torino où l’ambiance est conviviale, à l’italienne et réunit des alpinistes débutants et chevronnés. Le bar est plus chaleureux que la salle de restaurant à laquelle on accède une fois l’apéritif terminé. Les topos ne manquent pas. Il y a même notre bible des 4000 (Le grand livre des 4000 – Editions Idea Montagna Editoria e Alpinismo – janvier 2019) de Marco Romelli et Valentino Ciridini qui documente l’ascension des quatre-vingt-deux sommets que nous voulons collectionner. L’occasion de parler de ce qu’il nous reste, de l’ordre dans lequel nous aimerions les gravir et de quelques pronostics pour l’été. Mais il y a une tâche sombre au tableau… la météo des prochains jours n’est pas fantastique et surtout incertaine. Ces bulletins météo animent souvent nos soirées et influencent terriblement notre humeur. Fred n’est jamais catégorique devant un mauvais bulletin météo et attache une importance capitale aux vents. Ils les nomment, a besoin de savoir d’où ils viennent, s’ils seront violents, dociles ou juste rafraîchissants. Il fait souvent les cent pas comme pour conjurer un mauvais sort et se rapproche très souvent des fenêtres pour capter un filet de réseau et rafraîchir les prévisions sur son téléphone.

Nous devrons attendre quelques jours pour nous attaquer aux Aiguilles du Diable. Mais que cachent-elles derrière leur nom ? Sont-elles aussi effrayantes que leur nom le laisse présager ?

Nadelgrat et Lenzpitze en aller-retour

Dürrenhorn (4035m), l’Hobärghorn (4219m), le Stecknadelhorn (4241m), Nadelhorn (4327m), Lenzpitze (4294m) – Massif de Mischabel et du Weissmies

Dénivelé positif : 2280m
Refuge : Refuge Bordierhütte – 2886m
Accès depuis Alpja (Suisse)
Première ascension : 1927
Cotation : AD 45° Neige, II/III (rocher) Traversée d’arête mixte, accès par un couloir de neige

Big five : Nadelgrat + Lenzpitze

La Nadelgrat sera notre première grande traversée de l’été. Ce sont quatre sommets reliés par une très belle arête mixte (rocheuse et en neige) et exigeante que l’on a allongé en poursuivant vers le Lenspitze.

J’ai eu le temps de penser à cette ascension en montant au refuge Bordiers depuis Alpja entre Gasenried et Grächen. Un beau chemin coloré par des grappes de Rhododendrons et de mélèzes. Nous mangerons au bord de la rivière qui coule le long de ce vallon. Mon sac me paraît alors lourd ; j’ai probablement commencé à accumuler trop de « on ne sait jamais » dans mon sac ; vous savez, tous ces objets qui ne servent jamais à rien : soit parce que l’occasion ne se présente pas soit parce qu’au moment où on en a besoin, on a oublié qu’on les avait. Vous voulez des exemples ? La sangle ou le lacet de rechange, les lingettes nettoyantes qui sont tellement petites qu’elles se froissent en un boudin inutilisable à la première utilisation, la clef de la maison qu’on a oublié de laisser dans la voiture (avec le porte clé en métal, les clefs du portail et du cadenas que l’on ne retrouve plus), le couteau suisse (on se sert seulement du couteau pas de la Suisse ;-)), les mousquetons en plus (que l’on retrouve au fond du sac plâtré par un mélange de miettes, de chocolat et d’herbes sèches)… En sentant perler la première goutte de sueur sur mon visage, je fais la liste de tout ce que j’allais enlever de mon sac en redescendant.

Il fait lourd et chaud mais les prévisions météo pour le lendemain sont bonnes. Nous avançons comme à notre habitude à un rythme régulier dans une sorte de recueillement introspectif qui nous permet de savourer ce moment qui « précède » l’aventure, ce moment en suspension. Pour ma part, il est toujours empreint d’anxiété et d’impatience. J’aime pouvoir scruter le sommet pendant l’approche, avoir une vue d’ensemble mais me suis habituée à avancer en imaginant ce qui nous attend.

Je remarque que je suis Fred, même pendant les marches d’approche. Je marche très rarement devant lui. Les habitudes sont prises, elles s’installent. On ne les remet pas en question parce que tout fonctionne, chacun est à sa place ; je ne peux m’empêcher ce jour-là de me demander pourquoi mais je suis interrompue par quelques chutes de pierres dont on se passerait bien. La glace qui sert de colle aux rochers fond en libérant pierres et cailloux en tout genre. En dévalant les pierriers, ils prennent une vitesse impressionnante et blessent tous les jours alpinistes, grimpeurs et randonneurs sur les parois et les sentiers. Si on peut se protéger avec des casques et nos sacs à dos, nous restons vulnérables et ce jeu de roulette russe n’est pas du goût de tous. Pour ma part, c’est le bruit qu’ils libèrent en rebondissant sur les rochers qui me fait régulièrement m’arrêter et respirer un grand coup pour repartir. Pour l’instant, j’ai eu de la chance. A part quelques égratignures par-ci par-là, je n’ai encore pas été le « mille » de ces projectiles ravageurs.

Nous arrivons sur le glacier. Il est plat et mouillé. Nos pieds s’enfoncent dans les trous et finissent dans les petits ruisseaux qui coulent sous la mince couche de glace. Je me demande combien de temps les alpinistes pourront encore monter au refuge.

Dans la cabane, le ballet de fin de journée a déjà commencé : accueil des alpinistes, préparation du dîner pour les gardiens, séchage des vêtements, lecture des topos, installation dans les dortoirs pour les alpinistes. Les litres de thé et de bières coulent à flot. Il faut s’hydrater, chacun sa stratégie. Fred, en Suisse le führer, va faire la connaissance des gardiens et surtout annoncer notre arrivée. Une autre cordée, qui s’est garée à côté de nous dans la vallée, arrive presqu’en même temps que nous. Lui est un alpiniste amateur et expérimenté ; elle découvre la montagne depuis peu. Avec le confinement assez léger en Suisse, ils ont pu passer les deux derniers mois en montagne à sillonner les Alpes à leur convenance. Je les envie. Je repense à toutes ces après-midis pendant lesquelles je m’imaginais crapahuter en montagne depuis ma maison de ville bruxelloise.

Mais pour l’instant, j’y suis pour de bon. La météo est bonne et je suis en forme. Je m’endors, comme à mon habitude, sans aucun problème et heureusement, car la nuit sera courte…

1h45, la sonnerie un peu stridente de mon téléphone retentit à l’unisson avec celles de mes voisins. J’aime ce moment, moi qui peux me lever le matin d’un seul bon. Je regarde chacun du coin de l’œil émerger de sa courte nuit et se demander pourquoi… pourquoi se faire mal en faisant des nuits courtes dans des dortoirs exigus, bruyants, d’un confort très relatif et où les toilettes sont souvent trop loin quand ils ne sont pas dehors. Leur visage ressemble à ceux des bébés que l’on sort de leur sommeil après une longue sieste. Leur regard est hagard, leurs yeux boursoufflés, la bouche légèrement ouverte prête à lâcher le soupir qui leur permettra de mieux se rendormir. Je replie mon « sac à viande », enfile mon pantalon et mes chaussettes, attrape mon sac à dos et file dans le réfectoire. J’ai souvent hâte de manger. Ce moment me rapproche du départ que j’attends avec impatience. Marcher la nuit est un pur plaisir. J’imagine une partie du monde encore endormie alors que j’entame une journée qui sera forcément mémorable. Je crois que rien ne peut me faire plus plaisir. Ce jour-là, nous commençons notre course sur du rocher avant de faire une longue traversée sur un glacier qui n’a pas eu le temps de durcir tant le début de la nuit a été douce. Mais nos deux gabarits légers nous permettent de tenir à peu près à la surface et de ne pas nous enfoncer comme les cordées qui nous suivent. Nous gagnons du temps et arrivons au pied du couloir de la Selle en premier.

Une cordée arrivant du refuge de Mischabel essaie de passer devant nous et pour cause. Personne n’a envie d’avoir une cordée au-dessus avec les chutes de pierres potentielles. Mais Fred les voyant arriver accélère. Nous maintiendrons notre place. Nous dégainons nos deux piolets chacun pour gravir cette jolie pente de neige à 45° et avançons d’une traite. Le reste de la course est une histoire d’arête mixte encore bien enneigée qui nous fera passer sur le Dürrenhorn (4035m), l’Hobärghorn (4219m), le Stecknadelhorn et le Nadelhorn (4327m). Les arêtes en alpinisme s’apparentent aux plaisirs du sommet en offrant une vue sur deux mondes, deux vallées. Et comme un highliner sur son ruban de corde, nous sommes concentrés sur chaque pas ; on pose nos pieds en se préparant à perdre l’équilibre, à l’instabilité, à une neige qui ne porte pas, une pierre qui bouge. Il faut donc enchaîner les pas plus rapidement pour rester agiles et dynamiques. Et même si j’ai l’air de parler de quelque chose que je maîtrise, j’ai encore beaucoup de progrès à faire dans ce sens. Fred est particulièrement adroit dans ce genre de terrain et aimerait me voir avancer avec plus de confiance dans mes jambes… Mais c’est un vrai travail sur soi et un combat contre les réflexes de notre cerveau construit pour nous mettre à l’abris du danger. Il est programmé pour se méfier du vide, pour nous faire reculer devant un risque éventuel. Et l’à-pic représente pour la grande majorité d’entre nous un danger suffisant pour ralentir. Alors deux à-pics et un fil de rasoir, une obligation de s’arrêter.

Heureusement, lorsque mes yeux voient Fred sauter d’un rocher à l’autre comme dans une cour de récréation, il s’adapte et lutte contre les limites posées pendant mon enfance. Et de façon plus consciente, je travaille à tous ces exercices maintes fois répétés sur des tapis de yoga autour de la respiration. Elle permet de contrôler des émotions et surtout de détendre les muscles dont on a besoin pour l’exercice. Et ça marche !

La Nadelgrat est une course exigeante et longue. Elle nous oblige à suivre les dents d’une scie bien effilées et nous empêche d’aller vite. Nous gagnerons du temps sur les autres cordées grâce aux manipulations de corde et à l’anticipation de Fred. Arrivés au sommet du Nadelhorn, nous sommes heureux, quatre fois heureux de cette belle course mais regardons le Lenzpitze là-bas, un peu plus loin, au bout de cette même arête. Nous hésitons, mais pas très longtemps. On se regarde. Fred a déjà pris la décision de continuer. Une autre cordée arrive derrière nous et nous voit sur le point de repartir. « Vous allez au Lenzpitze ? Vous allez faire l’aller-retour ? C’est long vous savez !? » Le regard du guide qui vient de nous mettre en garde ne me rassure pas mais le sourire et la réponse de Fred catégorique me donne des ailes. « Oui, on y va ! Allez Jordane, c’est tout droit ! On s’arrêtera manger quelque chose un peu plus loin. »

« Bonne chance ! Vous allez y arriver ! Vous êtes rapides… » On apprendra en arrivant au refuge que le guide avait annoncé à la gardienne, sa femme, notre arrivée pour minuit. Il faut dire que nous venons déjà de grimper pendant 7h et de passer 4h sur cette arête. Nous ne savons pas combien de temps nous prendra l’aller-retour mais nous savons qu’il n’y a pas d’échappatoire possible. Cela nous aide à rester focalisés sur notre objectif et à ne pas nous relâcher. Savez-vous que dans l’Art de la guerre de Sunzi, il est dit que vous n’êtes jamais aussi efficace que lorsque vous n’avez pas de porte de sortie possible. Votre cerveau ne dépense pas d’énergie à étudier des options alternatives et mobilise 100% de vos forces vers une tactique unique. Certains stratèges ont utilisé ce biais cognitif consistant à laisser penser à son ennemi qu’il pouvait se replier par un trou de souris ; il perdait aussitôt 20% de son pouvoir combatif.

Nous entamons cette deuxième course de la journée avec un petit déficit calorique. Nous n’avons pas mangé depuis notre départ à 2h30 du matin. Il est 9h30. Nous avalons une tranche de notre gâteau au chocolat et à la crème de marron fétiche (une bombe énergétique vegan, sans gluten, sans lactose, sans oeuf mais hyper calorique). Et nous voilà repartis. Les dents de scie se sont transformées en dents de requin. L’arête est de plus en plus technique. Au bout de quelques soupirs, je tente un : « tu crois que ça va nous prendre encore beaucoup de temps pour arriver au sommet ? Parce que là, je ne le vois même pas ». J’avais l’impression en laissant échapper cette phrase malheureuse d’être un de mes enfants en voiture en route vers notre maison de vacances. Fred me répond du tac au tac : « Ah là, on n’y est pas encore ! ». Je reprends ma respiration et me concentre sur le moment que je suis en train de vivre et non sur le sommet à venir. Ce moment que je raconterai à mes enfants en rentrant, ce moment que j’ai tellement attendu. Je regarde ce paysage fabuleux, je reprends possession de l’instant. Je regonfle mes poumons de tout l’oxygène que je peux. Je suis bien. Je peux tout. Nous passons gendarmes, brèches, lames, bosses, Badeljoch, passages surplombants, ressauts, rappels, à nouveau gendarmes… pour enfin arriver au sommet. Nous aurons mis 1h45 depuis le Nadelhorn ; nous mettrons un peu plus de temps pour faire le retour, pause déjeuner oblige avant la redescente vers le refuge de Mischabel où nous serons accueillis chaleureusement. Je ne m’attendais pas à des félicitations mais je les accueille avec plaisir. J’ai envie de profiter de ce moment de plénitude. C’était une sacrée belle journée : 5 sommets, 14h de course, 2280m de D+, 1800m de D-, 9h30 d’arête, 4400 kcal actives 😉 et un film que j’aimerais pouvoir revoir à l’infini.

 

Allalinhorn – 4017m

Dénivelé positif : 1069m
Refuge : Britanniahütte 2894m
Accès depuis Saas Fee
Première ascension : 1860
Cotation : F Course glacière – arête mixte – Pente de neige à 30°

Si vous avez suivi nos pérégrinations depuis le début, vous avez peut-être noté que nous étions quasiment au sommet du Strahlhorn lorsque l’on a su que nous ne pourrions pas partir pour l’Allalinhorn et l’Alphubel le lendemain comme nous l’espérions à cause du confinement qui devait commencer 36h plus tard. Ces sommets et leur évocation ont laissé un goût amer dans mon esprit et un peu de confusion, comme si ces montagnes appartenaient à un autre monde. Imaginez deux parts de votre gâteau préféré que l’on met devant vos yeux pour mieux vous les enlever… Il faut dire qu’en tenant les remontées mécaniques le plus loin possible de nos options de déplacements, la montée à Brintannia hutte n’était pas complètement « rentabilisée » et méritait bien encore un ou deux sommets.

 

Nous sommes donc revenus assez vite à Saas Fee, là où nous en étions restés en mars comme pour mieux tourner la page de cet épisode étrange que personne n’avait pu prévoir et qui a paralysé la planète entière. Et pourtant, en montagne, on se prépare généralement à bien des scenarii ! Nous sommes habitués à « faire avec », à « composer autour de», « à attendre », à « être patients », « à imaginer des possibilités »… Il faut savoir évoluer avec des contours flous, des topos approximatifs, des routes non tracées et des itinéraires tordus. Mais nous ne sommes pas habitués à renoncer parce que d’autres l’ont décidé pour nous. Les seules limites que l’on supporte généralement sont celles imposées par la montagne et par notre corps. L’alpiniste est épris de liberté et n’aime pas se voir imposer quelques règles que ce soit.

La montagne est par excellence un espace de liberté qui implique une responsabilisation de l’individu qui se retrouve seul face aux conséquences de ses choix. Quel contraste avec nos vies régulées où l’ingérence de nos organes de représentation est omniprésente.

En évoluant dans cet environnement « sans filet », je déplace les limites que l’on m’a fixées et apprends à gérer mes peurs et démons. Cela me rend plus libre et plus forte et tellement heureuse. Comme un enfant qui finit par lâcher le bord de la piscine ou la main de ses parents pour constater qu’il flotte et qu’il peut avancer seul.

Nous n’avons fait qu’une bouchée de ce sommet peu technique mais qui nous a offert ce matin-là un des plus beaux levers de soleil que nous verrons sur les « roof tops » des Alpes. Lorsque le soleil a pointé son nez, je n’arrivais plus à marcher. A chaque pas il me fallait prendre une photo. Il fallait immortaliser ce moment qui ne serait plus. Car la montagne change de robe tous les jours et même plusieurs fois par jour. On ne parle pas de cinquante filtres qu’une application de retouche d’images pourrait offrir mais de millions de filtres, de millions de robes. Chaque jour, un sommet offre une carte postale en édition limitée. Il ne faut donc pas se priver de le contempler sans penser qu’on aurait pu prendre la même photo la veille ou que celle que vous prenez existe déjà dans bon nombre d’albums de montagnes.

Un jour, j’immobiliserai mon appareil photo pendant un an. Il sera pointé vers la vue que j’ai sur le Mont-Blanc depuis mon pied à terre aux Houches et je publierai les 365 robes qu’il nous aura montrées ; même si parfois, il enfile sa robe d’invisibilité pour que l’on ne se lasse pas de lui.

Au sommet, nous pensons à nos familles avec qui nous aimerions partager ce moment. Nous les imaginons dans leur quotidien mais surtout en train de se réveiller avec les millions de terriens qui ne tarderont pas entrer dans le ballet matinal tellement huilé les menant à l’école, au travail, dans une salle de sport ou dans des supermarchés.

Nous redescendrons avec les conducteurs des araignées qui oeuvraient sur les pistes de ski de Saas Fee pour tout remettre en ordre avant la réouverture des remontées mécaniques au public.

Lagginhorn – 4010m

Dénivelé positif : 1433m
Refuge : Refuge Weissmieshütte – 2726m
Accès depuis Almagell Hütte
Première ascension : 1856
Cotation : PD (I/II) Course en rocher, difficultés modérées et discontinues.

Après le traditionnel rangement de sac, installation dans les dortoirs du refuge, le petit encas post-effort et une toilette « succinte », nous voilà à lézarder sur la terrasse du refuge. Fred discute avec un membre de la compagnie des guides de Chamonix ; j’écris dans mon journal quelques lignes pour me souvenir de la journée. J’essaie d’envoyer un message à ma famille mais sans grand succès. La paix en montagne est à ce prix.

J’entreprends de faire un peu de yoga sur le tapis de gazon artificiel qui recouvre ce balcon sur le Weissmies et le Lagginhorn. Cette séance n’est en fait qu’un pénible exercice de stretching qui peine à faire effet tant mes jambes sont raides. J’en oublierais presque le B-à-Ba : la respiration. Je revois mon maître de Yoga, Master Suresh passer dans mon dos et me dire : « Inhaaaale…. Exhaaaaaale… ». Je ferme les yeux et me retrouve dans son studio de Yoga Kalari dans Serangoon Gardens à Singapour où j’ai passé neuf années avant de m’installer à Bruxelles. Il fait tout aussi chaud. J’enlève mes tongs usées et marche pieds nus sur un sol moite à peine éventé par le petit filet d’air que peinent à produire des ventilateurs bon marché. Elles sont nombreuses de bon matin ses élèves, assidues et dociles à étendre leur tapis ce matin-là. Elles sont souples, élastiques, souriantes, à peine coiffées. Elles relèvent leurs cheveux et entament les premiers exercices avant même que Master ait fini ses ablutions matinales.

Je les observe du coin de l’œil et essaie de me détendre en faisant quelques exercices d’assouplissement.

Master fait son entrée et salue chacune d’entre nous comme un grand frère bienveillant et amusé de constater notre impatience à commencer. L’Asie se réveille en respirant là où l’occident boit un café. Que ce soit dans un bois, au pied de son immeuble, de son lit, dans un temple ou sur un tapis de yoga ou de prière, ils ont compris que la respiration est clé. Elle nous permet de prendre possession de notre corps, de nous aligner, de nous assouplir, de libérer des tensions. Conscientiser sa respiration ou simplement se concentrer dessus détend. Pas besoin d’être un grand yogi ou un boddhisattva. Respirer.

Je rouvre les yeux et m’aperçois que mon nez s’est rapproché de mon genou. Inhale… exhale…

Les gardiens de ce refuge sont souriants comme un bouddha en méditation. Chez eux c’est une nature et un point de départ, et non l’aboutissement d’un effort surhumain. Ils me font du bien. J’ai l’impression qu’ils sont heureux, ancrés. Cela m’aide à me sentir bien dans cette maison de pierres.

Je ne suis pas enthousiaste de gravir le Lagginhorn le lendemain. Il est sombre et rocheux. J’aurais aimé l’enchaîner après le Weissmies. Mais le temps n’était vraiment pas assez stable pour que l’on se lance. Je me résigne.

Nous partons tard, 4h30 du matin car l’isotherme est haut. Nous aurons besoin des heures les plus froides de la nuit pour espérer une neige correcte au sommet et à la redescente. Le temps sera mitigé en altitude nous faisant passer des Hauts de Hurlevent le matin à la montagne d’Heïdi l’après-midi. Mais j’aime la montagne à toute saison et par tous les temps. Elle me plonge dans des ambiances différentes qui font échos à des reflets de l’âme comme si elles se parlaient entre elles. Marcher sous une pluie abondante qui libère le parfum des écorces d’arbre et de l’humus de nos forêts de pins, résonne comme un dimanche après-midi de mon enfance en automne où l’on sortait cake aux fruits confits et tisane de verveine au coin du feu pour oublier que demain nous ne pourrons pas nous recroqueviller dans un vieux fauteuil pour mieux nous réchauffer. Le brouillard que nous trouvons pendant notre ascension ajoute un charme à notre épopée ; pas de bleu évident, juste un paysage complexe et changeant qui nous oblige à mieux le regarder et à en savourer toutes ses subtilités. Nous arrivons les premiers au sommet malgré notre départ tardif. Je brandis mes deux mains pour la photo à côté de la croix pour marquer notre 10ème sommet ! A ce moment-là, j’essaie d’imaginer les semaines à venir… Combien pourrons-nous en gravir ? Lesquels ? Allons-nous tenir le rythme ? Est-ce que la montagne nous laissera la parcourir en toute liberté, elle qui peine à tenir debout ?

 Nous entreprenons la redescente et croisons plusieurs cordées. Nous aurons en ligne de mire les remontées mécaniques que nous ne prendrons pas évidemment. Je serais trop triste d’écourter un temps que je pourrais passer en montagne… Le chemin que Fred prend est juché de fleurs de toutes les couleurs. Je les prends en photo pour ma mère, ma tante et toutes les femmes de cette génération que je crois toutes hypnotisées par les fleurs. Mais je comprends bien vite que mon œil a succombé à leur charme. Je m’aperçois que ces fleurs ne poussent pas au hasard et ont un sens de l’harmonie et de la posture inégalable. Altières, elles ondulent, dodelinent, plient sans casser au vent et aux intempéries. Une seule goutte de pluie sert de loupe à leur beauté. Les bleues s’acoquinent aux jaunes comme une évidence de beauté ; elles se regroupent élégamment. Les plus grandes ne font jamais d’ombres aux plus petites mais les mettent en valeur.
Nous mettrons plus de temps à la descente qu’à la montée et mon téléphone se chargera d’une centaine de photographies botaniques. Qui l’eut cru ?

Weissmies – 4017m

Massif de Mischabel et du Weissmies- 24 juin 2020 – Arête SE en traversée
Dénivelé positif : 2882m (approche 1288m / sommet 1251m)
Refuge : Almagellerhütte 2894m
Accès depuis Saas Almagell
Première ascension : 1855
Cotation : PD (I/II) Course en traversée très variée

LA MONTEE AU REFUGE
La montée au refuge depuis Saas Almagell a été une découverte minérale, un parterre argenté par la présence de mica dans le schiste comme me l’a fait remarquer Fred -qui a fait des études de géologie avant de devenir guide-. Je me suis transformée en petite pie, attirée par ce minéral brillant que je voulais emporter avec moi. J’ai ramassé des dizaines de pierres. L’une remplaçait l’autre. J’étais dans un magasin de pierres précieuses et devais choisir celle que j’allais ramener.  Je voulais pouvoir, une fois rentrée à Bruxelles, mettre ma main sur cette pierre et en sentir toutes les aspérités sous mes doigts comme une petite madeleine ou une photo qui vous fait vous souvenir non pas de ce que vous avez vu mais senti.

Le soleil se jetait sur ce rocher qui ne tardait pas à briller. Le refuge Almageller a utilisé ces pierres plates pour en faire des tables que l’on a investies pour boire une bière rafraîchissante et faire sécher toutes les affaires de mon sac, ma poche à eau ayant fui à la montée. Je n’étais pas encore totalement dans le rythme de notre course mais sentais déjà un bien-être indescriptible. Pouvoir aller d’un sommet à l’autre avec pour seule contrainte la météo et la faisabilité de la course.

LE WEISSMIES
Le Weissmies n’est pas connu comme étant un sommet difficile mais très esthétique et il ne me décevra pas. Choisir de le faire en traversée d’un refuge à un autre a augmenté l’intérêt de la course. Cette dernière est plus variée avec la montée vers le col Zwisdhbergenpass puis au sommet sur un tapis de neige parfaite, agréable à cramponner et une redescente par le champ de Séracs, sculptures de glace gigantesques où j’ai laissé ma main les caresser comme pour mieux les faire miennes. Mais là-haut le vent soufflait fort et a ramené sur les hauteurs des nuages en quelques minutes seulement, nous isolant du reste du monde. Les nuages avaient décidé de jouer avec nous, nous montrant furtivement quelques bribes du trésor que nous étions venus chercher durement.

QUE VIENT-ON CHERCHER AU SOMMET ?

Une bonne occasion de se demander ce que nous allons chercher là-haut ? Y-a-t-il une joie particulière liée à ce « haut lieu » ? Recevons-nous au sommet une poudre enchanteresse envoyée par les Dieux de la montagne qui nous accueilleraient comme Saint Pierre au Paradis ? Est-ce simplement le moment de la contemplation d’une création qui nous rappelle que nous n’en sommes pas au centre mais juste un tout petit élément quasiment inexistant, le sommet nous remettant à notre place dans l’ordre du monde. Ou alors, est-ce que, comme dans le taoïsme ou les voies de pèlerinage, la destination importe moins que le chemin ? La métamorphose de l’être et de son âme s’opère-t-elle dans chaque pas, comme ces fleurs qui poussent sans qu’on s’en aperçoive.
En alpinisme, nous marchons pour atteindre un point précis et non pour aller le plus loin possible ; notre esprit est concentré sur cet objectif lui donnant un statut particulier, un aboutissement, un ultime pas avant la redescente. Il nous tient en haleine et nous pousse à nous dépasser.

J’ai personnellement toujours une grande joie à arriver au sommet qui marque l’accomplissement de quelque chose. Les alpinistes ont l’habitude de se saluer, de se féliciter, de se taper dans la main ou de se photographier devant la croix ou la vierge – qui chapote nombre des sommets des Alpes – montrant le plaisir partagé mais aussi la gratitude envers son compagnon de cordée.

J’ai appris avec les années à me méfier de cette euphorie après laquelle j’éprouvais un passage difficile au moment de redescendre. J’ai essayé au fil du temps de considérer ces arrivées comme des passages subtiles dont je veux garder une trace indélébile mais qui ne sont qu’un maillon dans l’enchaînement d’une course réussie. J’ai appris également à imaginer que le sommet n’est pas ce point le plus haut sur le topo que j’ai étudié mais plutôt un point imaginaire qui se situerait encore un peu plus haut et qui me fait « arriver à la croix » comme une plume sur un sol dur.
Mais pour être honnête, je cherche encore à mettre des mots sur ce que je ressens et sur ce qui me pousse à aller là-haut. Évidemment, je me sens vivre. Je me sens forte. La montagne élargit le champ de mes sens, me confronte à des disproportions et des élargissements étourdissants auxquels mon cerveau, en s’y adaptant, devient plus « agile », plus performant ?
J’ai aussi l’impression d’échapper au monde des hommes tellement ordonné par les réponses qu’il a fournies pour mieux vivre en clan. Réponses qui peinent parfois à évoluer et chassent des pans entiers de la nature humaine dont nos prédispositions à vivre dans et avec la nature. Ce chemin vers notre programmation génétique initiale est donc un retour aux sources et un recentrage sur l’essentiel.

En redescendant du sommet du Weissmies, nous sommes arrivés dans une autre vallée moins champêtre. La présence de remontées mécaniques l’a quelque peu dé-naturé. Mais heureusement, les gardiens de la cabane du Weissmies ne l’ont pas déshumanisé… Bien au contraire…

Barre des Ecrins 4102m – Dôme des Ecrins 4015m

Dénivelé positif : 2882m (approche 1288m / sommet 1251m)
Refuge : Refuge des Ecrins 3175m
Accès depuis Ailefroide
Première ascension : 1864
Cotation : AD. Courte face de neige puis arête mixte
Variante (à droite du couloir Coolidge).

Le dé-confinement et la réouverture des frontières internes de l’Europe ont été annoncées au 15 juin 2020. Je décide de partir le lendemain et de profiter de quelques jours pour me ré-acclimater à l’altitude. Mon entraînement a été lourd, long et scrupuleux mais il ne m’a pas emmené plus haut que le plancher des vaches picardes. Le lendemain de mon arrivée, je choisis de monter en trottinant depuis Chamonix au Lac Blanc et d’arriver avant les premières bennes qui amènent toujours un flot de touristes avec qui je n’étais pas encore prête à partager ce coin de paradis. Le refuge était en train d’ouvrir pour la saison estivale se faisant livrer par hélicoptère nourriture et « outils barrière » pour lutter contre la seconde vague de COVID tant annoncée. Cet objet volant très identifié et dont l’empreinte carbone a été maintes fois calculée m’a fait réfléchir à nouveau à notre pratique de la montagne en mode self-service.

Comment en sommes-nous arrivés à autant de paradoxes ? Prendre un avion pour aller respirer le bon air en montagne ? Faire mille mètres de dénivelé positif pour aller manger une tarte aux myrtilles livrée par hélicoptère ? Prendre un téléphérique pour aller gravir un sommet ? Pourquoi aller marcher en forêt le matin et prendre sa voiture le soir pour aller chercher son pain à 500m de chez soi ? Je comprends que nous n’avons plus le temps de rien et que l’effort est un gros mot mais comment avons-nous pu confondre à ce point sagesse et précipitation ? Comme disait Edgar Morin : A force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on a fini par oublier l’urgence de l’essentiel. Lorsque je vois des cordées suréquipées arrivées en remontées mécaniques à 200m

d’un sommet de 4000m comme le Breithorn, je me demande bien quelle a été la démarche intellectuelle qui a pu conduire à cette pratique ? Partout où il y a facilité il y a foule. Or lorsque nous montons en montagne, nous essayons de nous élever et de nous retrouver nous-même grâce à un isolement souverain ; nous avons besoin de l’effort physique pour préparer nos yeux et dépoussiérer notre esprit de tous les raccourcis pris qui nous ont fait manquer l’attente, l’affût et enfin la surprise du sommet, de l’instant. Ici c’est une chute vertigineuse dont je peine à voir l’issue.

La redescente depuis les Aiguilles Rouges sera rapide me confortant dans l’efficacité de mon programme d’entraînement. Je me sens légère, pleine d’énergie et surtout avide de commencer à gravir ces sommets que je n’ai pu observer que sur des cartes ou dans des topos parfois assez absconds. Cette impatience m’habite depuis des mois. J’y suis presque habituée. Et je sais qu’un jour elle me manquera. Je monterai le lendemain au Mont Joly pour déjeuner avec mon amie d’enfance Anna à Saint-Nicolas-de-Véroce. 
La fin de journée sera entièrement dédiée à la préparation de mes affaires. C’est souvent un casse-tête. Ne rien oublier bien sûr mais surtout faire le tri entre l’utile et le futile. La futilité en montagne n’est pas aussi légère qu’en vallée. Elle a un poids que l’on doit porter pas après pas, sur des arêtes en plein vent ou des parois à escalader, pendant les longues marches d’approche et les redescentes. C’est un casse-tête avec nous-même et nos contradictions. Pour résumer, l’utile est tout ce qui est nécessaire à la survie (matériel de sécurité, de protection, nourriture), le reste fait partie du confort et de l’hygiène qui peut être utile pour prolonger le temps passé là-haut. Fred et moi ne classons pas tout dans les mêmes cases. Il ne résistera pas à me faire déballer tout mon sac et à trancher sur mes dernières questions métaphysiques.
Nous partons le lendemain pour les deux 4000 du Pelvoux dans le Massif des Ecrins. A 4h de route de Chamonix, l’ambiance est très différente. Les montagnards ne sont pas les mêmes qu’à Chamonix. Ils semblent ne rien avoir à prouver, et ne pas être dans la course du toujours plus.
N’ayant pas grimpé depuis des mois, Fred me propose sagement d’aller retrouver quelques réflexes en rochers. Nous partons pour la « Snoopy directe » recommandée par le guide Alain Chèze du bureau d’Ailefroide. L’endroit est magique. Au fond d’un superbe vallon où coule une rivière d’opérette, notre proie se trouve au milieu de centaines de voies pour ne pas dire milliers. Le plaisir de sentir à nouveau le rocher sous mes doigts, de chercher ses aspérités pour prendre des appuis légers et précis, aligner pieds et bassin, lancer la danse… Voici un de mes jeux favoris désormais.
Les heures sont passées trop vite. Et pourtant mon empressement pour aller plus haut est intact. Je veux partir, renouer avec les hauteurs.

Nous partons le lendemain matin pour une belle marche d’approche qui se terminera sur le glacier Blanc pour arriver au refuge des Ecrins. L’ambiance est très française, efficace, sans fioritures. Quand Fred part pour le traditionnel « apéro des guides », je rêve de tous les sommets qui m’attendent et je dessine les deux qui nous attendent demain en les regardant par la fenêtre. Ils sont enneigés, plus que d’habitude. Quatre-vingts centimètres sont tombés il y a trois semaines. Nous devrons probablement faire la trace sur la traversée… Il m’est difficile de détourner mon regard de cette barre de neige et de rochers. Je la contemple, l’observe, l’imagine en hiver et pense aux premiers qui l’ont gravie. En dessinant la Rimaye, j’espère ne pas avoir à la franchir ; elle m’impressionne. L’itinéraire ne paraît pas compliqué mais le premier mur de neige est raide. Si je suis impressionnée par la Barre des Ecrins qu’en sera-t-il du Brouillard ou de Peuterey. Tout à coup, je me sens toute petite. Ai-je été à ce point arrogante pour penser que j’y arriverai ?

Le matin, nous ne sommes pas seuls à partir. Une cordée est plus rapide que les autres mais elle part vers le Dôme. Nous montons rapidement ce couloir de neige raide et sans interruption. Fred au fur et à mesure de notre approche analyse comme à son habitude le terrain. Comme les inconnues sont nombreuses, je ne pose pas de questions. J’observe avec lui. Il décide de partir droit dans la pente un peu à droite du couloir Coolidge (une des variantes de la voie normale). Mais le manteau neigeux n’est pas stable. Il s’approche avec détermination de la Rimaye que j’ai dessinée la veille. Il passe mais le pont de neige s’effondre derrière lui me laissant devant un trou béant et glacial. Quelques mètres plus loin, un bruit sourd me fait sursauter. Un énorme bouchon de neige s’effondre. Il semble avoir été aspiré par le ventre du monstre qui se cache dessous. Impressionnant. Fred n’en fait aucun cas. Il fait simplement demi-tour pour me faire passer un peu plus loin. Lorsque je lui parle de ce que je viens de voir, il ne relève même pas un sourcil et me fait remarquer que j’en verrai d’autres pendant les 75 prochains sommets. Je salue le monstre qui se cache sous mes pieds et décide d’avancer, de ne plus y penser. Après tout, il n’avait peut-être pas si faim ce jour-là.

Nous arrivons sur l’arête assez facilement après cela. Nous avançons sur ce joli fil fait de rocher sec ou enneigé qui nous invite à regarder tantôt à bâbord, tantôt à tribord… Mais ce ne sont pas des flots ou petits clapotis de chaque côté mais des à-pics vertigineux sur lesquels notre cerveau a de la peine à évaluer la profondeur. Pas un côté pour se réfugier en cas de déséquilibre. Je sais que je dois m’y habituer et vite. Les prochaines courses seront souvent plus impressionnantes.

Les autres cordées vont comprendre assez vite que le choix de Fred était le meilleur après plusieurs tentatives infructueuses. Ils nous emboîteront le pas. Nous mangeons une poignée de fruits secs au sommet parmi lesquels nous glissons toujours quelques carrés de chocolat. Nous attendons l’arrivée des autres cordées au sommet pour repartir sur l’arête. Croiser quatre personnes sur une arête où l’on cherche de la place pour un pied n’est pas chose aisée. Un échange de félicitations plus tard et nous voilà repartis. Le cirque qui nous entoure est splendide. Juste assez d’à-pic pour se sentir vivre. La forme de cette montagne est unique. Elle lui donne un caractère particulier. Terminer par le Dôme est une promenade de santé mais qui permet de souffler un peu avant la longue redescente qui nous attend. Vingt-cinq kilomètres de « bambée » sur un glacier où la neige « a transformé ». Elle est molle. Nos chevilles se tordent à chaque pas. Ne pas trop retenir son pas mais ne pas s’enfoncer et garder le rythme. Quelques heures plus tard et couches de vêtement en moins nous rejoindrons le parking. Je quitte mes chaussures d’alpinisme et chaussettes et vais marcher dans la neige pieds nus pour calmer le feu qui a pris sous la plante de mes pieds. La rivière quelques mètres plus loin finira de me remettre sur pieds après ces 1250m de D+ et 2500m de D-. Le jeu est lancé. Il faut maintenant enchaîner. Nous partons pour le Weissmies et le Lagginhorn…

Rimpfishorn – 4199m

Dénivelé positif : 2882m (approche 1274m / sommet 1608m)
Refuge : Britanniahütte – 3030m
Accès depuis Saas Fee
Première ascension : 1859
Par la voie normale : Cotation PD+ – longue approche glaciaire et brève section mixte et technique finale

Dans la semaine qui a précédé cette ascension, nous avons eu une réponse positive de sponsoring de la marque Millet, spécialiste de l’équipement d’alpinisme, qui a accepté de nous fournir du matériel technique pour nos ascensions. En haute montagne, l’équipement n’est pas un détail, il est question de survie. Je me souviens tellement de mes premières expériences en montagne, pas ou peu équipée du tout. Je ne comprenais pas comment certains pouvaient endurer de telles sensations inconfortables (manque d’amplitude, de respirabilité, d’imperméabilité…) ; je prenais tous les montagnards pour des sur-hommes. J’ai rapidement compris que l’équipement faisait une grande différence dans le froid et l’effort long en altitude.

jordane-frederic-rimpfishorn–4199m

Lors d’un tour des Annapurnas avec mon mari, je me souviens d’un ami qui aurait pu perdre tous ses orteils en passant simplement le col Thorong la en Himalaya avec des chaussures non adaptées. Il nous avait pourtant critiqué largement sur l’utilisation de membranes techniques qui lui paraissaient être une pure invention marketing. Bien sûr, lorsque nous avons dû le déchausser pour lui éviter des engelures à 5416m d’altitude, son discours avait quelque peu changé et il ne tardera pas à son retour à aller faire un tour au Vieux Campeur.

Avant de partir pour Saas Fee, nous avons récupéré des tenues complètes allant de la veste Gore Tex Pro au pantalon en passant par des doudounes, bonnet, sac à dos et vestes polaires. L’équipe Millet a fait son maximum pour nous équiper dès nos premières ascensions mais nous sommes partis sans avoir pu les tester. Ce jour-là, Fred m’a appelé pour m’annoncer que le Col des Montets était fermé et que je devais arriver le plus vite possible pour passer à 12h35 le tunnel de Vallorcine escortés par la gendarmerie. Après cela, nous ne pourrions plus rejoindre la Suisse. Ni une ni deux, j’ai mis les cartons de matériel dans le coffre et suis partie en trombe vers Chamonix. Une fois arrivée, pas le temps d’essayer quoique ce soit. Nous avons tout mis en vrac dans la voiture et pendant les premiers kilomètres nous énumérions tout ce que nous espérions avoir « bazardé » dans la voiture. Nous n’étions pas très tranquilles.

jordane-frederic-rimpfishorn–4199mL’arrivée sur le parking de Saas Fee a nécessité un peu de ménage. Nous avons étalé tout le matériel, essayé les pantalons et vestes, éléments essentiels de l’équipement. Nos premières sensations étaient bonnes. On est rapidement passés du stade sceptique au stade extatique comme des enfants au pied d’un sapin de Noël. Je passe un baudrier et peux rentrer ma veste dedans, ouf. Je fais quelques mouvements de crawl pour voir que la veste ne sortait pas du baudrier, double ouf. Je compte les poches, les ouvre facilement avec des gants. Leur taille est parfaite. La veste s’ouvre sous les bras. Le col peut remonter assez haut pour protéger une bonne partie du visage en cas de vent. J’attrape un casque et met la capuche de la veste par-dessus. Triple ouf ! Ca fonctionne ! Le pantalon est à la bonne taille et ajustable. Il est assez large en bas et assez robuste je pense pour résister à quelques coups de crampons maladroits. Nous sommes soulagés et impatients de tout tester dans de vraies conditions. Nous nous dirigeons vers l’hôtel d’un pas léger, presque danseur. Merci Millet !

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Arrivés à l’hôtel, nous savions que les remontées mécaniques allaient être fermées à cause du Covid 19. Cela ne nous impactait pas puisque nous n’avions pas prévu d’en prendre. Nous savions en revanche que cela allait en décourager plus d’un.
Le lendemain, nous sommes montés de 1274m sur des pistes désertées. Plus rien ne fonctionnait. Le silence était inhabituel. Nous avions l’impression d’avoir été plongés dans un film catastrophe où l’annonce d’un cyclone aurait fait fuir la population. C’est bien sûr la première fois de l’histoire de l’humanité que l’économie s’arrête à l’échelle mondiale pour protéger la vie. D’ailleurs, même les guerres n’ont pas tout arrêté de façon aussi brutale. Le refuge Britannia, belle bâtisse de pierres aux volets rouges et avec une terrasse splendide, devait être plein ce week-end-là. Il s’était vidé de moitié ; le gardien nous a réparti largement dans les différents dortoirs pour éviter toute promiscuité. Nous devions respecter un mètre entre chaque personne à table et plus si possible entre les cordées. Le refuge s’était presque transformé en hôtel de luxe !

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Nous sommes partis le lendemain au lever du soleil qui ne nous quitta pas de la journée; nous savions que les frontières étaient en train de se fermer, que nous ne retrouverions pas le monde comme nous l’avions laissé mais nous étions heureux d’être loin du tumulte ambiant.

Depuis le refuge, le Rimpfishorn se montre sous son flan est, plissé par plusieurs couloirs rocheux qui lui ont donné son nom (« rimpfen » : « plier »). On ne découvre le chemin jusqu’au sommet qu’après la longue traversée de l’Allalingletscher et l’Allalinpass qui s’est avéré être en glace. La course est assez longue et se termine par 200m d’arête rocheuse volcanique. La vue au sommet est absolument fantastique et permet d’admirer un très grand nombre de sommets de plus de 4000m d’altitude. La mer de nuage sur l’Italie ajoutait une touche féérique au paysage. Nous sortons téléphone, caméra pour immortaliser ce moment et surtout pour le partager avec le plus grand nombre. Le pouvoir de la photographie n’a pas de limite ! Il nous permet de figer ces moments d’intense bonheur. Mes enfants se souviennent en priorité des moments qu’ils ont pu revoir en photos et qu’ils mettent naturellement dans leur « time capsule » ou dans l’histoire de leur vie. Si l’on en critique l’usage excessif qui empêche quelque part de profiter du moment, je dois reconnaître que je ne pourrai faire sans aujourd’hui et sais que les photos que je prends restent rarement longtemps sans être ouvertes. Il m’arrive même parfois de les laisser volontairement fermées pendant un long moment pour avoir le plaisir de les re-découvrir. Je les trouve toujours plus incroyables avec le temps.
Nous ne profiterons pas assez du sommet comme toujours. Le sommet du Rimpfishorn n’est pas franchement confortable. Nous ne nous assiérons que très peu de temps avant de redescendre.
La descente sera un peu chaotique pour moi. Mes crampons ne sont pas adaptés à ce terrain rocheux et j’ai encore beaucoup à apprendre. Je sens Fred impatient derrière moi.

Pointe Giordani – 4046m

Pointe-giordani
Dénivelé positif : 2444m (approche 988m / sommet 1456m)
Refuge : OrestesHütte – 2600m
Accès depuis Gressonney-la-Tinité
Première ascension : 1801
Par la voie normale : Cotation F – Course glaciaire, rochers sommitaux faciles, vierge au sommet

La pointe Giordani est le premier sommet que l’on va réaliser depuis que l’on a entrepris le projet 4mil82. Nous nous sommes permis de parler et de compter les 4000m que nous avions déjà gravis sans remontées mécaniques puisque nous ne prévoyons pas de battre un record d’enchaînements. Le projet pour la fin janvier était d’aller faire une grande moisson de 4000 dans le Massif du Mont Rose où ils peuvent s’enchaîner assez facilement. Nous avions en tête de dormir au bivouac Giordani pour pouvoir enchaîner la pyramide Vincent, Corno Nero, Ludwigshöhe, Parrotspitxe, Signalkuppe, Zumsteinspitze. Cette moisson aurait pu être un bon début. De quoi nous donner des ailes et de la confiance pour commencer.

pointe-giordaniCela faisait plusieurs mois que je me préparais physiquement à ces efforts longs. J’enchaînais des semaines d’entraînements assez dures pour gagner en endurance. J’alternais des sorties longues de vingt à trente kilomètres sur chemin avec des séances de « fractionné » plus qualitatives. J’avais ajouté du renforcement musculaire en salle avec un entraineur pour faire essentiellement du gainage, renforcer le haut du corps et compenser le manque de relief de mon environnement. J’ai progressivement ajouté des séances d’escalade qui étaient salvatrices à plein d’égards. D’abord parce que c’est très ludique et que cela me permettait de ne plus être seule pendant l’entrainement.

pointe-giordaniArrivée prête pour profiter au mieux du moment, de la montagne et avoir l’esprit libre pour gérer ces courses était important pour moi. Mais c’était aussi un engagement que j’avais pris vis-à-vis de mon compagnon de cordée. Je devais être prête a minima physiquement. Nous avons tous les deux un quotidien bien différent. Fred est guide de Haute Montagne depuis 20 ans. Je le considère comme un sportif de haut niveau. Il n’a pas, comme certain, un autre métier à côté. Il est guide à plein temps et son métier est pour lui une passion, un style de vie et un « sacerdoce ». Il peut dater le jour de son « face à face initial » avec la montagne qui a marqué un avant et un après dans sa vie et ses envies. Il avait 8 ans. Il orientera ses études et tous ses choix de vie par rapport à cette relation essentielle qu’il entretient avec elle. Il passe plus de jours en montagne par an en tant que guide qu’un employé de bureau dans son entreprise. Les journées libres ? … il les passe en montagne à grimper, randonner, skier, crapahuter, réfléchir, méditer sur des parois rocheuses, des pentes de neige, des glaciers, des sommets, des couloirs ou des chemins escarpés. Il a toujours du mal à quitter la montagne. Les villes lui font horreur, les reliefs plats l’ennuient. Il considère que Chamonix est surpeuplé en été là où j’y trouve du calme et y vois presque un no man’s land. Il manque rarement un lever de soleil et se couche tôt pour mieux profiter de la journée suivante qui sera de toute façon physiquement chargée. Il mange lorsqu’il a faim et peu ou pas s’il n’a pas eu d’activité physique digne de ce nom.

Il ne vit pas seulement à la montagne mais il la vit au quotidien comme un besoin impérieux, une attraction inévitable. Au-delà de l’engagement physique que cette relation implique, je perçois chez lui un refus d’être privé de réalité par la vie sociale, une volonté d’échapper au monde humanisé. Il y a une forme d’ascèse dans sa pratique. Il ne parle jamais pour ne rien dire. Notre meilleur ami au sein de notre cordée est le silence même s’il peut prendre plusieurs formes : contemplation, réflexion, introspection, combat intérieur, admiration, état de paix. Fred ne parait pas toujours appartenir à notre monde. Il impose une distance un peu mystérieuse propre aux personnes habitées par la recherche de vérité. Mais l’alpinisme ne nous libère-t-il pas du bruit et des écrans qui nous éloignent de notre moi intérieur ?

pointe-giordaniQuelques jours avant mon départ pour Chamonix, Fred me fait part de bulletins météo très mitigés. Au lieu d’un bel anticyclone, les prévisions étaient catastrophiques. Nous aurions au mieux deux jours de beau temps. Mais comme cela reste des prévisions, nous avons décidé de partir. J’étais optimiste. Trop. Direction Gressoney-la-trinité, Italie.

Sur le parking, nous faisons l’inventaire. J’ai hâte de partir, de chausser mes skis, de me retrouver dans la montagne dont je rêve jour et nuit. Fred qui était en montagne avec des clients toute la semaine n’a pas eu beaucoup de temps pour préparer ce raid à ski. Il oubliera ses peaux de phoque. C’est la première fois qu’il oublie quelque chose en 15 ans de cordée. Habituellement c’est plutôt moi qui oublie et Fred qui sort de son coffre le casque manquant, le descendeur en plus, la doudoune du « on ne sait jamais ». Mais cette fois pas de jeu supplémentaire. Il faut trouver une solution, ici la location.

Mon sac est lourd. Les sacs de raid à ski sont toujours plus lourds que les sacs d’alpinisme en été. Il faut emporter le matériel d’assurage sur glacier, les crampons. Comme nous n’avons pas encore renoncé à bivouaquer deux nuits, nous emportons pas mal de nourriture. Sac au dos, je rie un peu moins. Je me concentre. J’essaie de me souvenir de la dernière fois que j’ai monté un sac de ce poids sur plus de 1500m de dénivelé. Et bien jamais !

Pourtant la montée au refuge se fera en douceur et sans douleur. La tentation de prendre les remontées mécaniques est là et je comprends qu’elle le sera toujours. Fred voit dans les remontées mécaniques une façon d’exercer plus longtemps son métier de guide en préservant son corps, je les vois comme une manière d’amener plus de monde en haute-montagne. Mais nous aurons l’occasion de revenir sur ce point parfois… souvent.

pointe-giordaniLe refuge de OrestesHütte est un petit paradis. A 2600m d’altitude, la gardienne, yogiste, sert des repas végétariens succulents et partage avec les visiteurs une paix intérieure qui semble l’habiter à chaque instant. Le seul problème de ce refuge est que l’on y est tellement bien que l’on n’a aucune envie d’en partir. Même le chat, un Main Coon, a l’air de nous inviter à rester et à partager sa torpeur quotidienne.
Nous testons nos balises de détresse, regardons une nouvelle fois la carte, parlons météo, regardons les livres de montagne ici et là… une vraie soirée en refuge.

Nous partirons tôt dans la nuit car la météo prévoit que le vent se lèvera en début d’après-midi. Le lever de soleil sera fabuleux avec cette lumière d’hiver radieuse et nette qui nous offrira des points de vue aux couleurs de layettes. Je me sens alors déjà comblée. Le vent des jours précédents a balayé le glacier de ses récentes couches de neige. Nous devrons quitter nos skis et mettre les crampons assez tôt. L’arrivée au sommet n’est plus qu’une cerise sur le gâteau. Une belle statue de la Vierge regarde avec nous l’horizon. Ce sommet n’a rien de difficile mais l’effort fourni lui donne un parfum de récompense : 2444m de dénivelé positif depuis Gressoney.
Fred cherchera un chemin pour rejoindre le sommet de la pyramide Vincent mais devra renoncer. Le rocher n’est pas en condition. Nous redescendons assez vite au refuge. En ski, c’est tellement plus facile !
Fred m’annonce à ce moment-là que nous devons redescendre. La météo ne s’arrangera pas sur le massif du Mont-Rose et sur aucun autre massif des Alpes. Rien de possible. Je suis atterrée. Le chemin de retour est une descente aux enfers. J’avais pensé aux moindres de détails, j’avais passé un temps infini à tout organisé et à me préparer… j’avais oublié la simple éventualité d’une météo défavorable. Voilà une résistance que je n’avais même pas imaginé une seule minute sur les trois derniers mois. Je m’étais perdue dans les détails.

Le retour à la réalité a été difficile mais a mis le doigt sur des aspects que j’allais devoir apprendre à gérer :

1 – Apprendre à vivre ce projet avec les aléas météo (une évidence),
2 – Ne pas laisser penser à Fred que je le crois connecté avec Zeus, Dieu du ciel, du climat, du tonnerre, des éclairs et de la foudre et donc responsable des météos pourries,
3 – Apprendre à mieux gérer mes émotions négatives.

Cette aventure sera pour moi une bonne leçon et l’occasion de réfléchir à nouveau à ce qu’implique ce projet pour moi.