Dénivelé positif : 2882m (approche 1288m / sommet 1251m)
Refuge : Refuge des Ecrins 3175m
Accès depuis Ailefroide
Première ascension : 1864
Cotation : AD. Courte face de neige puis arête mixte
Variante (à droite du couloir Coolidge).
Le dé-confinement et la réouverture des frontières internes de l’Europe ont été annoncées au 15 juin 2020. Je décide de partir le lendemain et de profiter de quelques jours pour me ré-acclimater à l’altitude. Mon entraînement a été lourd, long et scrupuleux mais il ne m’a pas emmené plus haut que le plancher des vaches picardes. Le lendemain de mon arrivée, je choisis de monter en trottinant depuis Chamonix au Lac Blanc et d’arriver avant les premières bennes qui amènent toujours un flot de touristes avec qui je n’étais pas encore prête à partager ce coin de paradis. Le refuge était en train d’ouvrir pour la saison estivale se faisant livrer par hélicoptère nourriture et « outils barrière » pour lutter contre la seconde vague de COVID tant annoncée. Cet objet volant très identifié et dont l’empreinte carbone a été maintes fois calculée m’a fait réfléchir à nouveau à notre pratique de la montagne en mode self-service.
Comment en sommes-nous arrivés à autant de paradoxes ? Prendre un avion pour aller respirer le bon air en montagne ? Faire mille mètres de dénivelé positif pour aller manger une tarte aux myrtilles livrée par hélicoptère ? Prendre un téléphérique pour aller gravir un sommet ? Pourquoi aller marcher en forêt le matin et prendre sa voiture le soir pour aller chercher son pain à 500m de chez soi ? Je comprends que nous n’avons plus le temps de rien et que l’effort est un gros mot mais comment avons-nous pu confondre à ce point sagesse et précipitation ? Comme disait Edgar Morin : A force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on a fini par oublier l’urgence de l’essentiel. Lorsque je vois des cordées suréquipées arrivées en remontées mécaniques à 200m
d’un sommet de 4000m comme le Breithorn, je me demande bien quelle a été la démarche intellectuelle qui a pu conduire à cette pratique ? Partout où il y a facilité il y a foule. Or lorsque nous montons en montagne, nous essayons de nous élever et de nous retrouver nous-même grâce à un isolement souverain ; nous avons besoin de l’effort physique pour préparer nos yeux et dépoussiérer notre esprit de tous les raccourcis pris qui nous ont fait manquer l’attente, l’affût et enfin la surprise du sommet, de l’instant. Ici c’est une chute vertigineuse dont je peine à voir l’issue.
La redescente depuis les Aiguilles Rouges sera rapide me confortant dans l’efficacité de mon programme d’entraînement. Je me sens légère, pleine d’énergie et surtout avide de commencer à gravir ces sommets que je n’ai pu observer que sur des cartes ou dans des topos parfois assez absconds. Cette impatience m’habite depuis des mois. J’y suis presque habituée. Et je sais qu’un jour elle me manquera. Je monterai le lendemain au Mont Joly pour déjeuner avec mon amie d’enfance Anna à Saint-Nicolas-de-Véroce.
La fin de journée sera entièrement dédiée à la préparation de mes affaires. C’est souvent un casse-tête. Ne rien oublier bien sûr mais surtout faire le tri entre l’utile et le futile. La futilité en montagne n’est pas aussi légère qu’en vallée. Elle a un poids que l’on doit porter pas après pas, sur des arêtes en plein vent ou des parois à escalader, pendant les longues marches d’approche et les redescentes. C’est un casse-tête avec nous-même et nos contradictions. Pour résumer, l’utile est tout ce qui est nécessaire à la survie (matériel de sécurité, de protection, nourriture), le reste fait partie du confort et de l’hygiène qui peut être utile pour prolonger le temps passé là-haut. Fred et moi ne classons pas tout dans les mêmes cases. Il ne résistera pas à me faire déballer tout mon sac et à trancher sur mes dernières questions métaphysiques.
Nous partons le lendemain pour les deux 4000 du Pelvoux dans le Massif des Ecrins. A 4h de route de Chamonix, l’ambiance est très différente. Les montagnards ne sont pas les mêmes qu’à Chamonix. Ils semblent ne rien avoir à prouver, et ne pas être dans la course du toujours plus.
N’ayant pas grimpé depuis des mois, Fred me propose sagement d’aller retrouver quelques réflexes en rochers. Nous partons pour la « Snoopy directe » recommandée par le guide Alain Chèze du bureau d’Ailefroide. L’endroit est magique. Au fond d’un superbe vallon où coule une rivière d’opérette, notre proie se trouve au milieu de centaines de voies pour ne pas dire milliers. Le plaisir de sentir à nouveau le rocher sous mes doigts, de chercher ses aspérités pour prendre des appuis légers et précis, aligner pieds et bassin, lancer la danse… Voici un de mes jeux favoris désormais.
Les heures sont passées trop vite. Et pourtant mon empressement pour aller plus haut est intact. Je veux partir, renouer avec les hauteurs.
Nous partons le lendemain matin pour une belle marche d’approche qui se terminera sur le glacier Blanc pour arriver au refuge des Ecrins. L’ambiance est très française, efficace, sans fioritures. Quand Fred part pour le traditionnel « apéro des guides », je rêve de tous les sommets qui m’attendent et je dessine les deux qui nous attendent demain en les regardant par la fenêtre. Ils sont enneigés, plus que d’habitude. Quatre-vingts centimètres sont tombés il y a trois semaines. Nous devrons probablement faire la trace sur la traversée… Il m’est difficile de détourner mon regard de cette barre de neige et de rochers. Je la contemple, l’observe, l’imagine en hiver et pense aux premiers qui l’ont gravie. En dessinant la Rimaye, j’espère ne pas avoir à la franchir ; elle m’impressionne. L’itinéraire ne paraît pas compliqué mais le premier mur de neige est raide. Si je suis impressionnée par la Barre des Ecrins qu’en sera-t-il du Brouillard ou de Peuterey. Tout à coup, je me sens toute petite. Ai-je été à ce point arrogante pour penser que j’y arriverai ?
Le matin, nous ne sommes pas seuls à partir. Une cordée est plus rapide que les autres mais elle part vers le Dôme. Nous montons rapidement ce couloir de neige raide et sans interruption. Fred au fur et à mesure de notre approche analyse comme à son habitude le terrain. Comme les inconnues sont nombreuses, je ne pose pas de questions. J’observe avec lui. Il décide de partir droit dans la pente un peu à droite du couloir Coolidge (une des variantes de la voie normale). Mais le manteau neigeux n’est pas stable. Il s’approche avec détermination de la Rimaye que j’ai dessinée la veille. Il passe mais le pont de neige s’effondre derrière lui me laissant devant un trou béant et glacial. Quelques mètres plus loin, un bruit sourd me fait sursauter. Un énorme bouchon de neige s’effondre. Il semble avoir été aspiré par le ventre du monstre qui se cache dessous. Impressionnant. Fred n’en fait aucun cas. Il fait simplement demi-tour pour me faire passer un peu plus loin. Lorsque je lui parle de ce que je viens de voir, il ne relève même pas un sourcil et me fait remarquer que j’en verrai d’autres pendant les 75 prochains sommets. Je salue le monstre qui se cache sous mes pieds et décide d’avancer, de ne plus y penser. Après tout, il n’avait peut-être pas si faim ce jour-là.
Nous arrivons sur l’arête assez facilement après cela. Nous avançons sur ce joli fil fait de rocher sec ou enneigé qui nous invite à regarder tantôt à bâbord, tantôt à tribord… Mais ce ne sont pas des flots ou petits clapotis de chaque côté mais des à-pics vertigineux sur lesquels notre cerveau a de la peine à évaluer la profondeur. Pas un côté pour se réfugier en cas de déséquilibre. Je sais que je dois m’y habituer et vite. Les prochaines courses seront souvent plus impressionnantes.
Les autres cordées vont comprendre assez vite que le choix de Fred était le meilleur après plusieurs tentatives infructueuses. Ils nous emboîteront le pas. Nous mangeons une poignée de fruits secs au sommet parmi lesquels nous glissons toujours quelques carrés de chocolat. Nous attendons l’arrivée des autres cordées au sommet pour repartir sur l’arête. Croiser quatre personnes sur une arête où l’on cherche de la place pour un pied n’est pas chose aisée. Un échange de félicitations plus tard et nous voilà repartis. Le cirque qui nous entoure est splendide. Juste assez d’à-pic pour se sentir vivre. La forme de cette montagne est unique. Elle lui donne un caractère particulier. Terminer par le Dôme est une promenade de santé mais qui permet de souffler un peu avant la longue redescente qui nous attend. Vingt-cinq kilomètres de « bambée » sur un glacier où la neige « a transformé ». Elle est molle. Nos chevilles se tordent à chaque pas. Ne pas trop retenir son pas mais ne pas s’enfoncer et garder le rythme. Quelques heures plus tard et couches de vêtement en moins nous rejoindrons le parking. Je quitte mes chaussures d’alpinisme et chaussettes et vais marcher dans la neige pieds nus pour calmer le feu qui a pris sous la plante de mes pieds. La rivière quelques mètres plus loin finira de me remettre sur pieds après ces 1250m de D+ et 2500m de D-. Le jeu est lancé. Il faut maintenant enchaîner. Nous partons pour le Weissmies et le Lagginhorn…