En allant dans le massif du Mont Rose, nous avons en tête les dix-sept sommets de 4000m qu’il nous reste à cocher. Nous venons d’en gravir cinq depuis le refuge Montova. Mais les prévisions météo ne sont pas bonnes et je risque d’assister à une scène d’un de ces films catastrophes dont nous sommes tous friands mais que nous ne rêvons jamais de vivre.
Nous sommes dans la salle à manger du refuge Margherita (4559m) cherchant un livre à se mettre sous la dent qui pourrait nous aider à tuer l’attente et à nourrir quelques conversations. Un bol de thé dans les mains pour me réchauffer de la journée que je viens de passer dans le froid, je regarde cette pièce en cherchant quelques signes réconfortants comme certains gardiens savent les parsemer pour rendre ces fins de journées plus agréables. J’aime trouver sur les murs des indices du passé du refuge où je me trouve ou de leurs occupants et encore davantage des histoires alpinistiques qui ont marqué la ou les montagnes que l’on s’apprête à gravir. Je perçois que la plus haute cabane d’Europe a certainement des histoires à murmurer mais je ne trouve pas grand-chose à me mettre sous la dent. Il y a peu d’écrits en français ou en anglais. L’équipe en place n’est pas composée de professionnels de la montagne mais d’employés dévoués plus proches de la restauration que de leur environnement. Il règne dans la cabane une certaine tension entretenue par les allers-retours des uns et des autres, les conversations en messe-basse entre les guides et le sifflement du vent qui essaye de s’inviter à l’intérieur. Nous avons tous essayé de dormir un peu avec plus ou moins de succès desservis par l’altitude qui empêche certains de respirer normalement et en oppresse d’autres.
Il y a deux cordées de français accompagnées de guides italiens qui terminent le « spaghetti tour » ; ils sont allés de refuge en refuge sur plusieurs jours dans le massif. Il leur faut absolument être de retour chez eux le lendemain soir en redescendant sur Zermatt. L’une d’entre eux parle fort et son rire remplit la pièce comme si tout ce qui se tramait l’excite plus que ne l’inquiète. Peut-être n’est-ce qu’un exécutoire. Une autre cordée accompagnée d’un guide breton et d’un aspirant guide qui n’oublient pas d’étancher leur soif doit redescendre sur Gressoney-la-Trinité. Un dernier groupe de quatre alpinistes suisse-allemands que l’on a croisés au bivouac dans la journée affiche un air grave. L’une d’entre eux parle fort, invective les deux autres et semble les agacer. Nous ne saurons probablement jamais ce qu’il se passe entre eux mais il est certain qu’ils ont l’air dévasté et prêts à fondre en larmes. Et puis, il y a nous qui voulons gravir les pointes Zumstein, Dufour et Nordend le lendemain avant de redescendre sur Zermatt. Mais allons-nous pouvoir même redescendre.
En allant commander du thé au comptoir, je décide de passer une tête dehors. La nuit n’est pas encore tombée et en ouvrant la porte, une bourrasque de vent vient la pousser violemment et plâtrer le mur de l’entrée d’une neige froide et compacte. J’en ai le souffle coupé autant par la violence du vent que par la surprise de le voir tellement en colère. Il vient de me rappeler que nous sommes dans un environnement hostile et que la montagne peut devenir très vite inhospitalière. Lorsque les forces se déchainent, l’homme n’a plus sa place. C’est comme si nous invitions un enfant de trois ans dans une mêlée du XV de France. Il ne ferait pas long feu au milieu des forces en présence.
Il était d’abord annoncé une météo correcte jusqu’à neuf heures du matin avec une nuit claire. Cela aurait laissé à toutes les cordées la possibilité de redescendre sur Zermatt ou sur Gressoney sans encombre. Mais maintenant, les différents bulletins météo se contre-disent. Fred commence alors ses allers-retours de la fenêtre à notre table, comme si cela l’aidait à y voir plus clair. Il essaye de prendre des informations pour nourrir sa réflexion. Il déploie une carte IGN et essaye d’imaginer un itinéraire sur le glacier qui mène à Zermatt mais qui n’a certainement pas la même allure que lors de son tracé. Il finit par me dire que nous ne pourrons pas faire grand-chose demain et qu’il nous faudra probablement redescendre d’un côté ou de l’autre sans viser plus de sommets. Le fait de ne pas prendre de remontées mécaniques implique une plus grande déception lorsque nos marches d’approches ne sont pas récompensées par un maximum de sommets. Mais la météo a parlé… comme la parole des oracles ou des grands sages… Impossible de la contredire sous peine de sanctions terribles. Cela nous plonge dans une humeur maussade. Nous abordons alors les difficultés que nous rencontrons à faire coïncider ce projet avec le reste de notre vie. Pour Fred, c’est le fait de ne pas pouvoir satisfaire tous ses clients habituels. En passant beaucoup de temps sur 4mil82, il a été obligé de refuser des engagements qu’il aurait aimé honorer. Et puis, c’est aussi du temps en moins en famille. Pour ma part, planifier et organiser mes départs de la maison est toujours un casse-tête. Mon mari est pris à cent pour cent par son travail et je dois donc chercher quelqu’un pour me remplacer auprès de nos trois têtes blondes. C’est la première fois que l’on parle de nos contraintes respectives. Cela me touche plus que je ne l’imaginais. Jusque-là, tout a été facile et une succession de bonnes nouvelles. Mettre un bémol au tableau pourquoi pas. Cela rendra l’histoire peut-être plus crédible… Mais tout de même. Suis-je à ce point aveuglé par mon objectif que je ne vois pas les difficultés que cela engendre autour de moi ? Il me vient alors une série de doutes : fais-je assez attention à mon entourage ? Avons-nous pris assez de temps pour réfléchir à toutes les implications du projet ? C’est une alerte une peu refroidissante mais nécessaire.
Les italiens décident de se lever très tôt pour partir à 2h et avoir une chance de rejoindre Zermatt sans encombre. Les autres cordées sont comme nous… dans l’expectative.
Nous avons rejoint nos dortoirs. Les volets claquaient. Le vent s’engouffre partout et nous rappelle à chaque instant que la journée du lendemain sera difficile. Je peine à trouver le sommeil. A chaque fois que je commence à m’endormir mon voisin de chambre semble au bord de l’asphyxie et termine son inspiration par un ronflement sonore qui me laisse penser que ce sera le dernier. Je comprends que ce ronfleur sûrement régulier est gêné par l’altitude. Je pressens que la journée du lendemain ne sera pas simple. Et comme toujours, j’ai besoin de me préparer à toutes les éventualités pour me sentir prête. Alors, mon cinéma intérieur se met en route…
4h30. Il est temps de savoir à quelle sauce nous serons manger aujourd’hui. Le lever est beaucoup moins militaire que d’habitude. Les démarches sont empreintes de doutes et de manque de sommeil. Les alpinistes se passent les mains dans leurs cheveux hirsutes et avancent au ralenti. Nous ne rassemblons pas tout de suite nos affaires et descendons dans la salle à manger. Certains déjeunent machinalement en essayant de trouver quelque chose qui ne sente pas le plastique entre les biscottes sous vide, la pâte à tartiner et le mauvais café froid. Les guides eux sont préoccupés et s’interrogent. Fred enfile vaguement une veste pour aller faire un tour dehors.
Le verdict est très clair si j’ose dire : le brouillard est aussi épais que la fumée d’une bûche mouillée dans le vieux poêle de ma grand-mère et il est tombé trente centimètres de neige dans la nuit. Le vent est violent y compris sur l’arête de départ. Personne n’a envie d’y aller. Sans visibilité et sans repère, l’orientation en montagne est beaucoup moins drôle et demande des compétences particulières, même avec un tracé GPS. Les ponts de neige fragiles peuvent être recouverts d’une neige couvrante mais pas solide, l’emplacement des crevasses est nettement moins facile à repérer et une trajectoire plus difficile à tenir au milieu du vent et des flocons. La glace qui entoure le refuge est à vif et le grésille qui le recouvre en partie ne facilitera pas notre progression.
Certaines cordées s’habillent timidement en espérant qu’un premier de cordée se désigne. D’autres envisagent déjà de rester. Fred comme à son habitude est resté assez silencieux jusqu’à présent ne présageant de rien sur le programme de la journée ; mais il finit par me donner le signe du départ. Le guide breton le voyant se préparer avec plus de détermination que les autres lui assure déjà son soutien en lui faisant remarquer qu’à plusieurs cordées, le danger serait moindre.
Je déclenche alors l’opération « tenue de combat ». Sur l’arête, nous ne pourrons pas remettre une sangle mal serrée ou prendre le temps d’aller chercher un bonnet au fond du sac. J’enfile rapidement une couche de vêtement supplémentaire sur les jambes et le haut du corps et tente de protéger chaque centimètre de peau : menton, bouche, nez, et front. Je fixe mes crampons et leurs fameuses et très énervantes lanières le mieux possible en ajoutant un noeud supplémentaire à chaque pied. Je coince mes gants dans ma veste et ma veste dans mon baudrier. Fred me tend la corde. Je fais un solide nœud de huit. Je sers mon sac à dos sur mes hanches et mon torse ; il fait corps avec moi comme une armure indispensable. Je ressers une dernière fois mon casque et attrape mon piolet dans la main droite. Mes chaussures légères d’alpinisme devront faire l’affaire. Fred love la corde autour de lui, geste maintes fois répété et qui signe ce matin-là une détermination sans faille et une allure presque guerrière.
Nous ouvrons la porte qui nous fait changer d’univers. Nous passons du monde protégé du refuge à la nature déchaînée de haute montagne, de quoi réveiller n’importe quelle viande saoule après une beuverie légendaire. Je respire profondément, peut-être un geste qui devient une habitude avant tous les départs en haute-montagne. Une respiration qui me rappelle que je suis prête à accueillir ce qui se présentera à moi et que je n’avais de toute façon rien d’autre à faire de mieux aujourd’hui. Je devrais être inquiète mais je suis seulement sereine et heureuse d’être là. Je me sens ancrée dans ce lieu et ne voudrais pas être ailleurs. Je me suis préparée à beaucoup d’éventualités mentalement et physiquement. Je ne pouvais pas l’être plus. Et puis la montagne ne m’avait rien promis…
J’envoie un regard presque maternel à un jeune aspirant guide qui apprenait ici les gestes de son futur métier et semblait moins apaisé que moi. Il me sourit rassuré. La corde se tend et me fait faire un premier pas dehors. Fred est rentré dans une concentration que je lui connais. Inutile de lui parler, de faire un jeu de mots ou d’étaler ses états d’âme. Je dois maintenant avancer, être efficace et essayer de trouver des occasions d’être utile. Il a dans sa main un tracé GPS mais n’a aucune certitude que la batterie de son téléphone résistera au froid. Nous contournons le refuge. Les crampons n’ont pas l’air de vouloir s’enfoncer. Ils restent bien en surface et crissent sur la glace pure. Nous avançons prudemment sur l’arête. La cordée des bretons nous talonne pour rapidement évoluer en quinconce ; au regard des conditions, ils finissent par s’ajouter à sur notre corde, une sécurité supplémentaire. Leur guide parle à Fred de ci, de là et essaie de prendre un ton détendu tout en me rappelant aussi souvent que possible de garder la corde tendue. Je souris. Fred, impassible, reste concentré sur son exercice périlleux d’orientation. Nous entamons un grand virage vers la gauche pour rejoindre le glacier. Lorsque Fred s’arrête pour trouver des points de repères et assurer notre trajectoire, les trois cordées s’arrêtent instantanément. Certains n’ont pas le réflexe de se décaler pour ne pas rester au-dessus d’une crevasse. Ils cheminent à l’aveugle et aveuglément. Heureusement, les dernières heures ont été froides et ont durci les ponts de neige. Je ne sais pas combien de temps cela durera. J’essaie d’être attentive à mes compagnons de route que le vent fait tituber et le poids s’enfoncer parfois plus que ce qu’ils ne veulent. Nous sommes rejoints par les deux cordées menées par les guides italiens. Ils évoluent sur leur terrain de jeu habituel mais semblent aussi aveugles que nous. Il faut rappeler qu’avancer aujourd’hui sur ce glacier revient à jouer à une partie de colin maillard avec les crevasses ou de perdre la vue au cours d’une nuit. N’ayant pas l’habitude d’évoluer avec un champ de vision aussi réduit, vous perdez l’équilibre et ressentez des émotions nouvelles. Vous avez envie de chasser cette purée de pois d’un revers de la main ou de vous élever pour passer au-dessus des nuages.
Les italiens ont un tracé GPS différent du nôtre et se décalent vers l’aval de la pente. Mais ils n’auront rapidement plus de batterie et se remettront dans les pas de Fred. Il nous faut trouver la rimaye. Une fois passée, le danger sera en grande partie derrière nous. Chacun a une théorie bien sûr, un avis évidement. Personne ne s’écoute vraiment. Un schéma un peu brouillon me vient à l’esprit, un peu de ceux que dessinait Gribouille. Pas celui de la Comtesse de Ségur mais celui qui berça ma petite enfance et s’affichait à l’écran pour dessiner quelque chose toujours confus et surtout sans forme. A ce moment-là, je prie pour que Fred n’ait pas séché les cours d’orientation à l’ENSA et les stages de survie et que son sang-froid tienne plus de celui de Luke Skywalker que de C-3PO.
Au bout d’une demi-heure je comprends que nous avons passé la rimaye et que nous sommes en train de la longer. Nous sommes exactement sur le tracé GPS et même si nous nous enfonçons dans la neige fraîche, nous pensons tous que c’est un moindre mal. Une heure plus tard, nous apercevons une légère éclaircie en contre-bas et des silhouettes dans la brume. Nous croisons les premières cordées montantes du matin. Nous les saluons en espérant qu’ils trouveront un temps plus dégagé là-haut. Nous décidons de reprendre alors notre rythme habituel de course. Nous saluons toutes les cordées reconnaissantes d’être sorties d’un bien mauvais pas. Fred, heureux, les salue et nous repartons d’un bon pas.
Je comprends alors toute la chance que nous avons dans les Alpes de pouvoir bénéficier des secours mais aussi que nos comportements changent lorsque nous avons en tête cette « deuxième vie » que l’on peut enclencher à n’importe quel moment du jeu. Aurions-nous fait le même choix en Alaska ou en Patagonie ?