Version de notre ascension au Strahlhorn par Frédéric
Passage des mondes ; la nuit garde dans ses filets les fantasmes et les peurs, quand au petit matin les cordées attablées commencent à vivre leur projet. Nous ne sommes que quelques-uns dans la salle à manger; le gardien ne s’est pas senti utile. C’est un gros fût métallique qui déverse goutte à goutte un café tiède presque froid, ce dernier n’ayant pas su garder la chaleur qu’on lui avait confié pour la nuit. La machine au service de l’homme…
Pourtant nous comptons ces quelques mots échangés, ces sourires bienveillants, qui éveillent à la réalité d’une journée longuement imaginée. Il faut admettre que moi, gardien, j’en aurais sans doute fait de même. Parfois on préfère même qu’il reste coucher mais l’équipe que nous avons rencontré à Britannia étant fort sympathique ; c’eut été un plaisir d’échanger avec eux un dernier sourire avant le départ. Ce sera pour le retour.
Bien souvent s’équiper est un moment laborieux quand dans un petit espace tout le refuge se retrouve pour enfiler chaussures et baudriers et autres matériels de gladiateurs des sommets. Le petit nombre que nous sommes nous permet même d’apprécier ce moment, qui en situation ordinaire s’apparente souvent à une bousculade. Nous sortons.
Dehors, le soleil se cache encore derrière les cimes du Weissmies, mais le ciel ne laisse aucun doute quant à ses intentions. Il fera beau toute la journée ! Les dernières préoccupations s’envolent. Hier, nous étions au Rimpfishorn. Aujourd’hui nous envisageons de gagner le sommet de son voisin qui lui aussi culmine à plus de 4000m d’altitude. Il s’agit du Strahlhorn (4190m), un sommet facile, mais un belvédère majeur sur les sommets du Mont Rose.
Skis aux pieds. Une courte descente sur une pente verglacée nous mène aux abords de l’Allalingletscher. La première partie de l’itinéraire est commune à celle de la veille et je me surprends à aimer tout autant cette paisible montée. Sous l’Allalinpass, nous prenons au sud en direction de l’Alderpass. Quel plaisir d’être là, libérés de toutes considérations techniques. Nous dépassons les dernières cordées ; le glacier s’offre à nous, vierge de volontés humaines, puissant, massif. Il s’impose et nous écrase en nous laissant paraître tels deux insignifiantes silhouettes errant à sa surface. Nous sommes là, ignorés de tout, existants pour nous-même dans l’indifférence des montagnes. Cette conscience profonde de soi et le mouvement répété de nos pas nous plonge dans une transe qui efface l’effort, oublie le temps et qui finalement nous amène sans que l’on s’en aperçoive en contrebas de l’Alderpass. La faim, la soif, l’envie de profiter, nous nous arrêtons.
Nous sommes au pied de la paroi est du Rimpfishorn, un amphithéâtre naturel où pointe à l’est le sommet du Strahlhorn. Nous observons l’itinéraire. Le passage classique a été balayé par le vent, et la glace luisante apparaît à plusieurs endroits. Nous profitons d’être arrêtés pour mettre les couteaux car quelque chose me dit que nous risquons d’en avoir besoin. A nouveau dans la danse nous passons en contrebas du col. La neige comme prévu devient dure, la pente se raidit et traversant une large plaque lisse vers la droite nous gagnons le fil de l’arête. A cet instant le panorama couvre une grande partie des Alpes. Du Mont Rose au Mont-Blanc, nous énumérons les sommets, certains que nous avons déjà gravis et d’autres qui nous attendent. Juste sous nos pieds la vue plonge sur des glaciers immenses qui se rejoignent pour couler ensemble en direction de la vallée de Zermatt. Il y a bien sûr le Cervin, isolé, majestueux, refusant de partager sa gloire avec les autres géants ; il trône fièrement, dominant, écrasant, effaçant ceux dont l’allure n’a pas le même élan.
Un court passage en glace bleue, nous nous encordons, une glissade ici serait fatale. A présent, une large croupe nous conduit vers le ciel, où le Strahlhorn finit de grandir par quelques rochers en équilibre. Nous voici à la croix. Les plaines italiennes se cachent sous une immense mer de nuage qui court sans s’interrompre jusqu’à un horizon brumeux que nous ne pouvons voir. A cet instant le bonheur que nous vivons contraste avec le drame qui se cache pudiquement sous cette étendue cotonneuse. Face à la progression du coronavirus, les italiens nous ont devancés en confinant l’ensemble de la population, et je ne peux m’empêcher d’imaginer ce ciel fermé comme étant la voute d’une immense prison. Nous savons vivre un sursis de liberté, ce qui très certainement tempère notre joie égoïste.
Après une pause déjeuner, nous entamons la descente par le même itinéraire. La neige croutée par endroits rend le ski difficile, et, agacée par les difficultés rencontrées, Jordane me propose de poursuivre seul pour profiter de la descente. Voilà plusieurs années que Jordane pratique la montagne en ma compagnie, et il serait juste de ma part de reconnaitre son expérience en acceptant de la laisser seule trouver son chemin entre les crevasses ; elle a acquis d’ailleurs une lecture particulièrement fine et juste des glaciers.
Je l’abandonne donc à son triste sort au milieu d’un champ de crevasses et enfin libéré je peux glisser à ma guise sur cette neige finalement pas si mauvaise. Je ressens en m’éloignant une sorte de plaisir jubilatoire ; ainsi au rythme d’une exquise godille je dépose un moment ma médaille de guide. Elle est parfois un peu pesante et nous demande d’avoir un comportement irréprochable en toute circonstance. Imaginez ce que les risques liés à la pratique de la montagne peuvent générer chez certaines personnes. Nous ne sommes pas seulement des « agents de sécurité des hauteurs » mais aussi des confidents, des médiateurs entre nos clients et leurs angoisses… Plus bas sur le glacier je plonge au travers d’une mer de nuages que je n’avais pas vu monter. Ma vision se réduit à quelques mètres et c’est en suivant l’ombre de la falaise immense soutenant l’Alalinhörn que je parviens à retrouver l’endroit où ce matin nous avions fixé les peaux de phoque. Une courte remontée me permet tout juste de m’extraire du brouillard et de retrouver le refuge suspendu dans le ciel flottant sur un lit de coton. Je vais pouvoir boire une bière au soleil en attendant ma coéquipière.
Voilà deux heures que j’attends… !!!??
Jordane aveuglée par le brouillard a dérivé vers le centre du glacier, évoluant à présent dans une zone dangereusement crevassée. Elle ressent soudain une décharge dans les jambes. Le sol s’est affaissé ! Un trou d’à peine vingt centimètres s’ouvre au bout de sa spatule. Faire demi-tour solliciterait trop fortement la fragile structure de neige. Prudemment elle avance un ski pour enjamber la vague fissure qui se dessine. Pfouhhhh ! Jordane allongée sur le dos regarde avec stupéfaction l’ouverture béante six mètres plus haut dans la voute de glace. Elle reste figée là quelques instants, passant en revue une à une chaque partie de son corps. Par chance sa chute a été amortie par une épaisse couche de poudreuse et hormis une bosse sur le front elle ne décèle aucune douleur majeure. Très vite les souvenirs d’un exercice réalisé quelques mois auparavant sur le glacier d’Argentière lui reviennent. Déchausser les skis, se sécuriser avec une broche à glace, mettre les crampons, sortir le piolet et tenter de sortir de ce piège. Le pont de neige sur lequel elle se trouve remonte en pente douce vers un autre trou de lumière ; sortir par là où elle et entrée est impossible. Arrivée au point le plus haut, elle parvient à peine à toucher le plafond de neige avec le piolet. Elle taille une marche dans la paroi et en se redressant sur la pointe des crampons elle agrandit le trou par lequel la lumière lui parvient. Après de nombreuses tentatives, comme une marmotte au Printemps, Jordane fait surface au milieu du glacier. Entre temps, le brouillard s’est dissipé et elle aperçoit le refuge environ un kilomètre sur sa gauche. Malheureusement un ski est resté au fond de la crevasse, et pas question d’y retourner… Je finissais ma deuxième bière lorsque j’aperçut Jordane, avançant péniblement dans la neige profonde cent mètres plus bas…
Peut-être avez-vous cru à cette version de l’histoire… Et bien non, je n’ai pas souhaité laisser ma médaille de guide, je n’ai pas voulu abandonner ma compagne de cordée et je ne le ferai jamais. C’est une règle impérieuse en montagne en particulier sur un glacier même si tout est réuni pour nous donner confiance dans les éléments qui nous entourent. Alors, je lui souris tout en ignorant sa proposition. Quelques conseils et virages plus loin ma chère élève finit par imposer ses choix de direction à ces satanés skis. Puis peu à peu la neige devenant meilleure nous glissons facilement jusqu’au refuge.
La réalité nous assaille lorsque s’affiche sur mon tel de nombreux messages m’alertant de la fermeture imminente des frontières à cause de la propagation de ce fichu virus. Nous devions passer une nuit supplémentaire ici afin d’enchainer le lendemain, l’Allalinhorn et l’Alphubel. C’est avec une profonde déception que nous décidons de mettre fin à cet épisode alpin. Une dernière bière à Saas Fee, et dépités, silencieux nous rejoignons la France où une longue période de confinement nous attend.
Version de notre ascension au Strahlhorn par Jordane
3ème jour à plus de 3000 mètres d’altitude. Je n’ai pas de réseau depuis deux jours. Fred reçoit lorsqu’il se penche dangereusement à la fenêtre de son dortoir quelques messages parfois énigmatiques : « le gouvernement est sur le point de déclarer le confinement pour tous », « les frontières vont fermer ». J’ai du mal à croire à cette actualité eschatologique. J’ai l’impression que l’on veut me faire regarder un nième film catastrophe. Ma réalité du moment est très différente.
Nous nous réveillons plus tôt car la journée sera belle et chaude. Le Strahlhorn est une longue course glaciaire d’opérette. Elle n’a rien de difficile et est très esthétique. D’abord une belle traversée sur glacier que nous avions remonté la veille pour aller au Rimpfishorn. Nous sommes quatre cordées à partir ce jour-là. Mais nous sommes de loin les plus en forme ou les mieux acclimatés. Fred aura envie de dessiner une trace bien différente de celles qui s’offrent à nous et c’est tant mieux ! Je n’aime pas suivre les traces que beaucoup de cordées ont empruntées. Fred fait partie de ceux qui aiment écrire leur propre partition de musique sur la neige ou sur rocher. Et cette page blanche, il la contemple généralement déjà la veille si la vue le permet, puis ne la quitte presque pas des yeux en s’en approchant. Il la regarde comme s’il avait besoin de l’apprivoiser ou d’essayer plusieurs airs avant d’en écrire la version définitive. Mais « faire la trace » ne fait-il pas partie intégrante du jeu de l’alpinisme ? Observer le relief, les conditions de neige, du rocher pour trouver le meilleur itinéraire, celui qui nous mènera au sommet sans risque, sans être exposé à des éboulements, à une neige trop en glace, éviter les ruptures de pentes amies des crevasses et les corniches dangereuses. C’est aussi déclencher des conversions au bon endroit pour s’économiser. C’est parfois un pari mais souvent un bonheur lorsque l’on réalise une « belle » trace. Ce jour-là, il sera inspiré. Sa trace nous donnera une bonne heure d’avance sur les seconds et du temps pour savourer le sommet en toute tranquillité.
Je me sens galvanisée par cette course ; son esthétisme et les conditions sont vraiment exceptionnels. Je n’ai décidément rien d’autre à faire que d’être heureuse aujourd’hui ! Savourer le moment. Respirer en reprenant possession de mon souffle. Ecouter mon cœur battre, sourire au soleil, à la vie.
Nous arrivons au rognon qui précède le sommet. Mon téléphone sonne et me rappelle soudain qu’il y a une civilisation souffrante quelques milliers de mètres plus bas. Je décroche sans réfléchir. C’est un appel sans intérêt. Je raccroche presqu’aussitôt pour profiter du réseau et donner des nouvelles à Greg, mon mari. Il est en réunion de crise au bureau. Il a le souffle court. Il est sorti de sa réunion pour savoir si je ne l’appelais pas aussi au secours. Sa voix signe une inquiétude à peine masquée. Il a déjà compris ce que voulait dire confinement pour son activité, pour les employés dont il a la charge. Il est inquiet. Il doit aller vite. Il doit prendre des décisions qu’aucune école de commerce ou d’ingénieur n’a placé dans ses manuels, même en annexe. Il doit garder son sang-froid et les idées claires.
Il gèrera dans les semaines qui suivront des burnouts, des chômages partiels, des vacances forcées, devra anticiper des problèmes de trésorerie éventuels, créer des relais de croissance en quelques jours. Il prendra des décisions difficiles. Il s’endormira les yeux ouverts. Il nous regardera sans nous regarder. Il descendra manger comme un prisonnier de ses idées, sans goût ni plaisir.
Avec moi, il se montre rassurant. Il ne contredit pas le programme que je lui annonce pour le lendemain : nous prévoyons d’enchaîner l’Allalinhorn et l’Alphubel depuis le refuge Brittania.
Nous montons au sommet. Les fées italiennes ont installé un écrin de nuages pour les sommets qui se donnent à nous. Fred nous fait aller jusqu’à une petite pointe, légèrement après la croix pour être sûrs que nous avons bien foulé le sommet. Superstition ou souci du détail ? Je le saurai peut-être après quatre-vingt deux sommets avec lui.
La descente sera rapide même si la neige aura transformé et sera de celle que je n’aime pas : collante. Je propose à Fred de profiter de la descente et de ne pas m’attendre. Il sourit et finit par me rappeler l’intérêt d’être deux en cas de problème.
Retour au refuge. Un nouveau message. « Vous avez 48h pour choisir votre lieu de confinement. La France va fermer ses frontières. »
Cela ressemblait à l’annonce d’une déclaration de guerre, terme que reprendra notre Président quelques jours plus tard. Fred me fait une explication de texte assez directe : « On redescend. Il faut que tu rejoignes Bruxelles avant la fermeture des frontières et moi Chamonix ». Je me demandais encore si le refuge ne pourrait pas nous héberger une nuit de plus pour finir ce que l’on avait commencé : gravir 4 sommets en 4 jours.
Je finis par l’entendre. J’attrape toutes mes affaires comme un pompier qui vient d’entendre la sirène incendie. J’aurais le temps de réfléchir en descendant jusqu’à Saas Fee.
Nous rechaussons nos skis. Une nouvelle journée commence.
Rapidement en bas, nous reprenons la voiture jusqu’à Chamonix. Quelques heures plus tard, dans la nuit, je remonterai vers Bruxelles pour arriver à la frontière avant midi.
Retour à la réalité brutal, contraste violent, excitation malsaine de savoir ce qui va advenir sans avoir pleinement conscience des conséquences de cette pandémie. La mort n’a pas de visage à ce moment-là.