Refuge : Cabane d’Aoste – 2788m
Accès depuis le Barrage du Lac des Places de Moulin
Première ascension : 1863
Par l’arête Tiefmatten : Cotation PD+, II / 45° – Course principalement glaciaire avec quelques sections plus raides et une arête sommitale
La Dent d’Hérens n’est pas mon premier sommet de 4000m mais certainement un de ceux qui comptera le plus dans ma vie. Et pourtant, je me souviens encore de Fred venu m’annoncer un choix d’ascensions possibles pour les deux jours à venir. Au milieu de la liste, il y avait la Dent d’Hérens. Or je n’ai jamais trouvé qu’une dent soit tellement flatteur pour un sommet. Un pic, une aiguille, un pilier, un dôme, une pointe, une pyramide oui mais une dent n’a rien de noble ni d’entrainant ; et pourtant c’est bien elle qui me donnera l’élan pour entreprendre ce défi des 4000.
Je ne connaissais rien de cette montagne mais je faisais déjà confiance à Fred dans ses choix toujours dictés par l’esthétisme de la course, la fréquentation parcimonieuse, la sécurité et le fait que j’aime les courses longues, celles qui nous permettent de prendre le temps de l’aventure et de vivre un chemin intérieur. La Dent d’Hérens remplissait tous les critères. La marche d’approche est longue et incroyablement belle, longeant un lac aux couleurs corses presque photoshoppées avec le vert du vallon, le bleu turquoise de l’eau et ses fleurs violettes. Cette carte postale s’ancre en vous comme une promesse de paradis. Impossible de ne pas penser à vous baigner, à planter une maison dans le rocher pour contempler cette vue jusqu’à la fin de votre vie. Vous êtes happé par ce vallon et imaginez comment serait cette vie d’anachorète, reculé du monde. Vous croyez volontiers qu’une quête de bonheur pourrait s’arrêter ici dans une « sobriété heureuse », au milieu du beau et du grand mystère de la création. Puis l’on on avance sur le chemin qui devient plus accidenté, on essaie de traverser le ruisseau que la fonte des glaciers a gonflé d’orgueil et a rendu plus nerveux. Nous ne traverserons pas au même endroit l’un et l’autre. Fred est plus joueur que moi. Bientôt, mes talons deviennent douloureux. J’avance en espérant que l’arrivée au refuge est proche. La journée d’escalade de la veille avec des chaussons neufs m’a laissé quelques traces et je risque de passer un peu de temps à assécher mes ampoules à la veillée. Le refuge ne peut se voir que tard dans la marche d’approche. Mais en arrivant, le plaisir est proportionnel à cette première journée : grand ! Petit café accompagné par ce que j’ai pris pour un verre d’eau mais qui s’est révélé beaucoup plus liquoreux 😉 J’ai bu cul sec un verre de grappa distillé localement pour les alpinistes de passage. Il me fallait bien cela pour décoller les pansements collés aux plaies que j’avais aux talons.
Je n’ai pas mis longtemps à m’endormir pour récupérer de cette première journée et surtout pour préparer la prochaine qui serait longue.
Nous sommes partis dans la nuit, moins pour le sommet que la longue route qui nous attendait à la descente. Nous avons traversé un glacier très crevassé et fini par escalader une arête rocheuse jusqu’au sommet.
Et là s’est produit quelque chose de magique. Nous sommes arrivés les premiers mais dans un voile de coton qui semblait d’une épaisseur impossible à percer. Nous sentions que le soleil poussait quelques rayons derrière ce manteau épais mais sans parvenir à se frayer de passage. L’horizon avait disparu. J’étais assise ; je me consolais avec un vieux carré de chocolat trouvé au fond de mon sac quand soudain, le rideau s’est levé laissant place au Cervin, cette montagne à l’allure mythique. Son spectre a donné un côté spectaculaire à l’instant. J’étais émue et me sentais privilégiée de vivre ce moment. J’avais le sentiment que mes efforts avaient trouvé le graal de la beauté première. C’est un peu comme de découvrir le minois de l’enfant que vous avez attendu pendant neuf mois.
Derrière le Cervin, beaucoup d’autres sommets que Fred ne tardera pas à pointer du doigt. Beaucoup de 4000m. Je demande à Fred combien il en a déjà gravi dans sa vie de guide. Il compte… 27 ! 27 sur les 82 des Alpes. Il lui en restait donc quelques uns à gravir. Je n’avais alors gravi que le Mont Blanc, le Mont Blanc du Tacul, le Dôme du goûter, le Castor, le Grand Paradis. Dans l’année qui suivra, j’ajouterai la Dent Blanche, Liskamm oriental et occidental. Ils confirmeront que j’ai un goût pour les sommets, ces lieux qui nous poussent à nous dépasser et nous obligent à surmonter les difficultés, à ne pas lâcher. Ils sont le but qui justifie de trouver des solutions aux obstacles et à se montrer créatifs, obstinés, pugnaces. Ils justifient beaucoup de décisions et d’efforts. Le sommet permet ce recul que l’on prend sur le monde, mais aussi d’être remis à sa place par l’immensément grand et sentir que l’on appartient à quelque chose de complexe.
La redescente sera longue mais incroyablement agréable. Nous ferons une pause dans le lac qui nous tendait les bras à l’aller. Le froid sur nos muscles inflammés nous permettra de nous redonner quelques forces et de terminer les trois heures de marche qui nous restaient et que l’on fera sous la pluie.