Lagginhorn – 4010m

Dénivelé positif : 1433m
Refuge : Refuge Weissmieshütte – 2726m
Accès depuis Almagell Hütte
Première ascension : 1856
Cotation : PD (I/II) Course en rocher, difficultés modérées et discontinues.

Après le traditionnel rangement de sac, installation dans les dortoirs du refuge, le petit encas post-effort et une toilette « succinte », nous voilà à lézarder sur la terrasse du refuge. Fred discute avec un membre de la compagnie des guides de Chamonix ; j’écris dans mon journal quelques lignes pour me souvenir de la journée. J’essaie d’envoyer un message à ma famille mais sans grand succès. La paix en montagne est à ce prix.

J’entreprends de faire un peu de yoga sur le tapis de gazon artificiel qui recouvre ce balcon sur le Weissmies et le Lagginhorn. Cette séance n’est en fait qu’un pénible exercice de stretching qui peine à faire effet tant mes jambes sont raides. J’en oublierais presque le B-à-Ba : la respiration. Je revois mon maître de Yoga, Master Suresh passer dans mon dos et me dire : « Inhaaaale…. Exhaaaaaale… ». Je ferme les yeux et me retrouve dans son studio de Yoga Kalari dans Serangoon Gardens à Singapour où j’ai passé neuf années avant de m’installer à Bruxelles. Il fait tout aussi chaud. J’enlève mes tongs usées et marche pieds nus sur un sol moite à peine éventé par le petit filet d’air que peinent à produire des ventilateurs bon marché. Elles sont nombreuses de bon matin ses élèves, assidues et dociles à étendre leur tapis ce matin-là. Elles sont souples, élastiques, souriantes, à peine coiffées. Elles relèvent leurs cheveux et entament les premiers exercices avant même que Master ait fini ses ablutions matinales.

Je les observe du coin de l’œil et essaie de me détendre en faisant quelques exercices d’assouplissement.

Master fait son entrée et salue chacune d’entre nous comme un grand frère bienveillant et amusé de constater notre impatience à commencer. L’Asie se réveille en respirant là où l’occident boit un café. Que ce soit dans un bois, au pied de son immeuble, de son lit, dans un temple ou sur un tapis de yoga ou de prière, ils ont compris que la respiration est clé. Elle nous permet de prendre possession de notre corps, de nous aligner, de nous assouplir, de libérer des tensions. Conscientiser sa respiration ou simplement se concentrer dessus détend. Pas besoin d’être un grand yogi ou un boddhisattva. Respirer.

Je rouvre les yeux et m’aperçois que mon nez s’est rapproché de mon genou. Inhale… exhale…

Les gardiens de ce refuge sont souriants comme un bouddha en méditation. Chez eux c’est une nature et un point de départ, et non l’aboutissement d’un effort surhumain. Ils me font du bien. J’ai l’impression qu’ils sont heureux, ancrés. Cela m’aide à me sentir bien dans cette maison de pierres.

Je ne suis pas enthousiaste de gravir le Lagginhorn le lendemain. Il est sombre et rocheux. J’aurais aimé l’enchaîner après le Weissmies. Mais le temps n’était vraiment pas assez stable pour que l’on se lance. Je me résigne.

Nous partons tard, 4h30 du matin car l’isotherme est haut. Nous aurons besoin des heures les plus froides de la nuit pour espérer une neige correcte au sommet et à la redescente. Le temps sera mitigé en altitude nous faisant passer des Hauts de Hurlevent le matin à la montagne d’Heïdi l’après-midi. Mais j’aime la montagne à toute saison et par tous les temps. Elle me plonge dans des ambiances différentes qui font échos à des reflets de l’âme comme si elles se parlaient entre elles. Marcher sous une pluie abondante qui libère le parfum des écorces d’arbre et de l’humus de nos forêts de pins, résonne comme un dimanche après-midi de mon enfance en automne où l’on sortait cake aux fruits confits et tisane de verveine au coin du feu pour oublier que demain nous ne pourrons pas nous recroqueviller dans un vieux fauteuil pour mieux nous réchauffer. Le brouillard que nous trouvons pendant notre ascension ajoute un charme à notre épopée ; pas de bleu évident, juste un paysage complexe et changeant qui nous oblige à mieux le regarder et à en savourer toutes ses subtilités. Nous arrivons les premiers au sommet malgré notre départ tardif. Je brandis mes deux mains pour la photo à côté de la croix pour marquer notre 10ème sommet ! A ce moment-là, j’essaie d’imaginer les semaines à venir… Combien pourrons-nous en gravir ? Lesquels ? Allons-nous tenir le rythme ? Est-ce que la montagne nous laissera la parcourir en toute liberté, elle qui peine à tenir debout ?

 Nous entreprenons la redescente et croisons plusieurs cordées. Nous aurons en ligne de mire les remontées mécaniques que nous ne prendrons pas évidemment. Je serais trop triste d’écourter un temps que je pourrais passer en montagne… Le chemin que Fred prend est juché de fleurs de toutes les couleurs. Je les prends en photo pour ma mère, ma tante et toutes les femmes de cette génération que je crois toutes hypnotisées par les fleurs. Mais je comprends bien vite que mon œil a succombé à leur charme. Je m’aperçois que ces fleurs ne poussent pas au hasard et ont un sens de l’harmonie et de la posture inégalable. Altières, elles ondulent, dodelinent, plient sans casser au vent et aux intempéries. Une seule goutte de pluie sert de loupe à leur beauté. Les bleues s’acoquinent aux jaunes comme une évidence de beauté ; elles se regroupent élégamment. Les plus grandes ne font jamais d’ombres aux plus petites mais les mettent en valeur.
Nous mettrons plus de temps à la descente qu’à la montée et mon téléphone se chargera d’une centaine de photographies botaniques. Qui l’eut cru ?