J’ai eu le temps de penser à cette ascension en montant au refuge Bordiers depuis Alpja entre Gasenried et Grächen. Un beau chemin coloré par des grappes de Rhododendrons et de mélèzes. Nous mangerons au bord de la rivière qui coule le long de ce vallon. Mon sac me paraît alors lourd ; j’ai probablement commencé à accumuler trop de « on ne sait jamais » dans mon sac ; vous savez, tous ces objets qui ne servent jamais à rien : soit parce que l’occasion ne se présente pas soit parce qu’au moment où on en a besoin, on a oublié qu’on les avait. Vous voulez des exemples ? La sangle ou le lacet de rechange, les lingettes nettoyantes qui sont tellement petites qu’elles se froissent en un boudin inutilisable à la première utilisation, la clef de la maison qu’on a oublié de laisser dans la voiture (avec le porte clé en métal, les clefs du portail et du cadenas que l’on ne retrouve plus), le couteau suisse (on se sert seulement du couteau pas de la Suisse ;-)), les mousquetons en plus (que l’on retrouve au fond du sac plâtré par un mélange de miettes, de chocolat et d’herbes sèches)… En sentant perler la première goutte de sueur sur mon visage, je fais la liste de tout ce que j’allais enlever de mon sac en redescendant.
Il fait lourd et chaud mais les prévisions météo pour le lendemain sont bonnes. Nous avançons comme à notre habitude à un rythme régulier dans une sorte de recueillement introspectif qui nous permet de savourer ce moment qui « précède » l’aventure, ce moment en suspension. Pour ma part, il est toujours empreint d’anxiété et d’impatience. J’aime pouvoir scruter le sommet pendant l’approche, avoir une vue d’ensemble mais me suis habituée à avancer en imaginant ce qui nous attend.
Je remarque que je suis Fred, même pendant les marches d’approche. Je marche très rarement devant lui. Les habitudes sont prises, elles s’installent. On ne les remet pas en question parce que tout fonctionne, chacun est à sa place ; je ne peux m’empêcher ce jour-là de me demander pourquoi mais je suis interrompue par quelques chutes de pierres dont on se passerait bien. La glace qui sert de colle aux rochers fond en libérant pierres et cailloux en tout genre. En dévalant les pierriers, ils prennent une vitesse impressionnante et blessent tous les jours alpinistes, grimpeurs et randonneurs sur les parois et les sentiers. Si on peut se protéger avec des casques et nos sacs à dos, nous restons vulnérables et ce jeu de roulette russe n’est pas du goût de tous. Pour ma part, c’est le bruit qu’ils libèrent en rebondissant sur les rochers qui me fait régulièrement m’arrêter et respirer un grand coup pour repartir. Pour l’instant, j’ai eu de la chance. A part quelques égratignures par-ci par-là, je n’ai encore pas été le « mille » de ces projectiles ravageurs.
Nous arrivons sur le glacier. Il est plat et mouillé. Nos pieds s’enfoncent dans les trous et finissent dans les petits ruisseaux qui coulent sous la mince couche de glace. Je me demande combien de temps les alpinistes pourront encore monter au refuge.
Dans la cabane, le ballet de fin de journée a déjà commencé : accueil des alpinistes, préparation du dîner pour les gardiens, séchage des vêtements, lecture des topos, installation dans les dortoirs pour les alpinistes. Les litres de thé et de bières coulent à flot. Il faut s’hydrater, chacun sa stratégie. Fred, en Suisse le führer, va faire la connaissance des gardiens et surtout annoncer notre arrivée. Une autre cordée, qui s’est garée à côté de nous dans la vallée, arrive presqu’en même temps que nous. Lui est un alpiniste amateur et expérimenté ; elle découvre la montagne depuis peu. Avec le confinement assez léger en Suisse, ils ont pu passer les deux derniers mois en montagne à sillonner les Alpes à leur convenance. Je les envie. Je repense à toutes ces après-midis pendant lesquelles je m’imaginais crapahuter en montagne depuis ma maison de ville bruxelloise.
Mais pour l’instant, j’y suis pour de bon. La météo est bonne et je suis en forme. Je m’endors, comme à mon habitude, sans aucun problème et heureusement, car la nuit sera courte…
1h45, la sonnerie un peu stridente de mon téléphone retentit à l’unisson avec celles de mes voisins. J’aime ce moment, moi qui peux me lever le matin d’un seul bon. Je regarde chacun du coin de l’œil émerger de sa courte nuit et se demander pourquoi… pourquoi se faire mal en faisant des nuits courtes dans des dortoirs exigus, bruyants, d’un confort très relatif et où les toilettes sont souvent trop loin quand ils ne sont pas dehors. Leur visage ressemble à ceux des bébés que l’on sort de leur sommeil après une longue sieste. Leur regard est hagard, leurs yeux boursoufflés, la bouche légèrement ouverte prête à lâcher le soupir qui leur permettra de mieux se rendormir. Je replie mon « sac à viande », enfile mon pantalon et mes chaussettes, attrape mon sac à dos et file dans le réfectoire. J’ai souvent hâte de manger. Ce moment me rapproche du départ que j’attends avec impatience. Marcher la nuit est un pur plaisir. J’imagine une partie du monde encore endormie alors que j’entame une journée qui sera forcément mémorable. Je crois que rien ne peut me faire plus plaisir. Ce jour-là, nous commençons notre course sur du rocher avant de faire une longue traversée sur un glacier qui n’a pas eu le temps de durcir tant le début de la nuit a été douce. Mais nos deux gabarits légers nous permettent de tenir à peu près à la surface et de ne pas nous enfoncer comme les cordées qui nous suivent. Nous gagnons du temps et arrivons au pied du couloir de la Selle en premier.
Une cordée arrivant du refuge de Mischabel essaie de passer devant nous et pour cause. Personne n’a envie d’avoir une cordée au-dessus avec les chutes de pierres potentielles. Mais Fred les voyant arriver accélère. Nous maintiendrons notre place. Nous dégainons nos deux piolets chacun pour gravir cette jolie pente de neige à 45° et avançons d’une traite. Le reste de la course est une histoire d’arête mixte encore bien enneigée qui nous fera passer sur le Dürrenhorn (4035m), l’Hobärghorn (4219m), le Stecknadelhorn et le Nadelhorn (4327m). Les arêtes en alpinisme s’apparentent aux plaisirs du sommet en offrant une vue sur deux mondes, deux vallées. Et comme un highliner sur son ruban de corde, nous sommes concentrés sur chaque pas ; on pose nos pieds en se préparant à perdre l’équilibre, à l’instabilité, à une neige qui ne porte pas, une pierre qui bouge. Il faut donc enchaîner les pas plus rapidement pour rester agiles et dynamiques. Et même si j’ai l’air de parler de quelque chose que je maîtrise, j’ai encore beaucoup de progrès à faire dans ce sens. Fred est particulièrement adroit dans ce genre de terrain et aimerait me voir avancer avec plus de confiance dans mes jambes… Mais c’est un vrai travail sur soi et un combat contre les réflexes de notre cerveau construit pour nous mettre à l’abris du danger. Il est programmé pour se méfier du vide, pour nous faire reculer devant un risque éventuel. Et l’à-pic représente pour la grande majorité d’entre nous un danger suffisant pour ralentir. Alors deux à-pics et un fil de rasoir, une obligation de s’arrêter.
Heureusement, lorsque mes yeux voient Fred sauter d’un rocher à l’autre comme dans une cour de récréation, il s’adapte et lutte contre les limites posées pendant mon enfance. Et de façon plus consciente, je travaille à tous ces exercices maintes fois répétés sur des tapis de yoga autour de la respiration. Elle permet de contrôler des émotions et surtout de détendre les muscles dont on a besoin pour l’exercice. Et ça marche !
La Nadelgrat est une course exigeante et longue. Elle nous oblige à suivre les dents d’une scie bien effilées et nous empêche d’aller vite. Nous gagnerons du temps sur les autres cordées grâce aux manipulations de corde et à l’anticipation de Fred. Arrivés au sommet du Nadelhorn, nous sommes heureux, quatre fois heureux de cette belle course mais regardons le Lenzpitze là-bas, un peu plus loin, au bout de cette même arête. Nous hésitons, mais pas très longtemps. On se regarde. Fred a déjà pris la décision de continuer. Une autre cordée arrive derrière nous et nous voit sur le point de repartir. « Vous allez au Lenzpitze ? Vous allez faire l’aller-retour ? C’est long vous savez !? » Le regard du guide qui vient de nous mettre en garde ne me rassure pas mais le sourire et la réponse de Fred catégorique me donne des ailes. « Oui, on y va ! Allez Jordane, c’est tout droit ! On s’arrêtera manger quelque chose un peu plus loin. »
« Bonne chance ! Vous allez y arriver ! Vous êtes rapides… » On apprendra en arrivant au refuge que le guide avait annoncé à la gardienne, sa femme, notre arrivée pour minuit. Il faut dire que nous venons déjà de grimper pendant 7h et de passer 4h sur cette arête. Nous ne savons pas combien de temps nous prendra l’aller-retour mais nous savons qu’il n’y a pas d’échappatoire possible. Cela nous aide à rester focalisés sur notre objectif et à ne pas nous relâcher. Savez-vous que dans l’Art de la guerre de Sunzi, il est dit que vous n’êtes jamais aussi efficace que lorsque vous n’avez pas de porte de sortie possible. Votre cerveau ne dépense pas d’énergie à étudier des options alternatives et mobilise 100% de vos forces vers une tactique unique. Certains stratèges ont utilisé ce biais cognitif consistant à laisser penser à son ennemi qu’il pouvait se replier par un trou de souris ; il perdait aussitôt 20% de son pouvoir combatif.
Nous entamons cette deuxième course de la journée avec un petit déficit calorique. Nous n’avons pas mangé depuis notre départ à 2h30 du matin. Il est 9h30. Nous avalons une tranche de notre gâteau au chocolat et à la crème de marron fétiche (une bombe énergétique vegan, sans gluten, sans lactose, sans oeuf mais hyper calorique). Et nous voilà repartis. Les dents de scie se sont transformées en dents de requin. L’arête est de plus en plus technique. Au bout de quelques soupirs, je tente un : « tu crois que ça va nous prendre encore beaucoup de temps pour arriver au sommet ? Parce que là, je ne le vois même pas ». J’avais l’impression en laissant échapper cette phrase malheureuse d’être un de mes enfants en voiture en route vers notre maison de vacances. Fred me répond du tac au tac : « Ah là, on n’y est pas encore ! ». Je reprends ma respiration et me concentre sur le moment que je suis en train de vivre et non sur le sommet à venir. Ce moment que je raconterai à mes enfants en rentrant, ce moment que j’ai tellement attendu. Je regarde ce paysage fabuleux, je reprends possession de l’instant. Je regonfle mes poumons de tout l’oxygène que je peux. Je suis bien. Je peux tout. Nous passons gendarmes, brèches, lames, bosses, Badeljoch, passages surplombants, ressauts, rappels, à nouveau gendarmes… pour enfin arriver au sommet. Nous aurons mis 1h45 depuis le Nadelhorn ; nous mettrons un peu plus de temps pour faire le retour, pause déjeuner oblige avant la redescente vers le refuge de Mischabel où nous serons accueillis chaleureusement. Je ne m’attendais pas à des félicitations mais je les accueille avec plaisir. J’ai envie de profiter de ce moment de plénitude. C’était une sacrée belle journée : 5 sommets, 14h de course, 2280m de D+, 1800m de D-, 9h30 d’arête, 4400 kcal actives 😉 et un film que j’aimerais pouvoir revoir à l’infini.